Le «logiciel libre» de Daniel Cohn-Bendit

Publié le par desirsdavenirparis5

Depuis quarante ans, cet «agitateur immobile» vit dans le présent. Et son présent, aujourd’hui, c’est l’Europe.



(photo: Daniel Cohn-Bendit - The Green Party - Flickr - cc)
Comment Daniel Cohn-Bendit a-t-il pu à trois reprises (1968, 1999, 2009) débarquer, s’imposer, réunir suffrages et applaudissements dans une vie politique française où il n’a guère envie de s’impliquer, mais qu’avec quelque condescendance il prétend mettre sur la bonne voie, en remplaçant les partis par des « logiciels libres (1) » ? Expression neuve, mais, chez lui, idée ancienne : rendre les institutions transparentes, pour qu’elles ne fassent que transmettre volontés et désirs des individus et, ainsi, libérer l’avenir en le livrant à l’indéfini.

Il y a quarante ans, la politique établie a été déstabilisée par le retournement de l’idée de révolution : ce qui était le grand programme – la société sans classes – est devenu, dans le feu du mouvement, une expérience existentielle : ivresse du possible et du recommencement… Aujourd’hui, c’est l’urgence écologique qui déborde les appartenances, qui prive de sens tout ce qui fait entrer dans une mémoire, relie au passé l’usage actuel de nos libertés. Nous voilà à nouveau dans un présent qui, pour porter des couleurs plus inquiétantes que naguère, est encore le seul diapason possible.
Cet existentialisme (2) politique a conduit certains à la révolte informe, par plaisir de désacraliser. Or, pour Cohn-Bendit, la force du présent ne s’impose pas dans des actes violents, mais dans le mélange où il excelle de transgression et de conciliation. Son présent est gros d’une utopie à portée de la main, celle d’« un rassemblement où la multiplicité des parcours individuels est productive de valeurs communes ». Miracle de l’institution faible qui ne prédétermine pas l’avenir, qui ne l’enchaîne pas ! Ce miracle était naguère celui des assemblées générales ouvertes et permanentes. Aujourd’hui, c’est plutôt l’Europe qui en est la montagne sainte : toute bureaucratique qu’elle soit, elle est une institution malléable, sans les rigidités de la démocratie nationale et représentative, elle se définit dans une suite d’ajustements.

On peut lire tout cela comme la quête de ce qui est humainement impossible : être « né dans les choux », ne dépendre de rien qui vous précède, être dans l’histoire comme un non-inscrit. Il en découle des comportements qui font le charme toujours adolescent du héros : sa préférence pour la position vautrée, qui dénonce les futilités des institutions ou le droit à l’irrespect affiché devant un ministre, devant un doyen, comme devant le drapeau français…

Ce goût exclusif du présent a pour contrepartie le refus d’énoncer un projet, version poétique d’une mobilité dont Sarkozy est la version cynique. La prétention de bâtir des projets politiques révèle, dans les partis, une « tentation hégémonique ». C’est pourquoi nous ne savons pas comment le libre-échange généralisé peut être rendu compatible avec la justice sociale et l’austérité écologique ou bien comment l’humanité future peut être protégée des conséquences de l’activisme « procréatique » et des fantasmes qu’il sert. La seule cohérence dont pourrait se soucier Cohn-Bendit est celle de son propre personnage, mais, à ce propos, il n’a pas d’inquiétude. Sa récurrence dans la vie politique française est un paradoxe : comment se fait-il que ce champion de la nouveauté effervescente paraisse enfermé dans la répétition ? On peut rapporter cela au statut de l’insubmersible « génération 68 » qui a bénéficié du legs des Trente Glorieuses en se débarrassant des obligations corrélatives, et qui, ne se souciant pas d’inscrire un projet d’avenir dans l’histoire, a en fait refermé derrière elle la porte, rendant inaccessibles aux successeurs les bénéfices qui lui furent donnés, sans contrepartie, de l’intégration sociale. En tout cas, le fait que Cohn-Bendit ait trouvé en Europe son lieu n’est pas un simple effet de sa biographie, il est en rapport avec ce qu’une spécialiste de l’Europe (Nicole Gnesotto, Esprit, juin 2009) désigne comme l’illusion d’être sorti de l’histoire, tranquille après l’histoire : une illusion qui a leurré les Européens depuis quarante ans. Dès ses débuts politiques, en effet, en détachant le sentiment révolutionnaire de tout constructivisme, Cohn-Bendit a rendu manifeste l’épuisement chez nous des énergies historiques (gaulliste et communiste), il a même eu la clairvoyance de ne pas donner dans les fausses relances mao et trotskiste. Son « éternel retour » montre que nous en sommes toujours là. Cette fatigue, « l’agitateur immobile » dont parle justement Marianne (3) n’y remédie pas ; il n’a que le talent d’y ajouter un certain entrain, un peu de « pep » en franglais, une fugitive promesse. On pourrait dire aussi qu’il est comme un démarreur sur une vieille bagnole. On tire dessus de temps à autre, on entend un bruit prometteur, et rien ne s’ensuit. Ça console, pour peu de temps.

(1) Cf. dans le Monde du 16/06/09 son opinion :  « Faisons passer la politique du système propriétaire à celui du logiciel libre. » Les citations sans référence qui suivent sont extraites de cet article.
(2) Cette formule ne veut pas suggérer que Sartre a été le maître de Cohn-Bendit. S’il est disciple
de quelqu’un, c’est d’un Castoriadis simplifié.
(3) Marianne du 27 juin 2009.

Paul Thibaud est philosophe, ancien directeur de la revue Esprit.

Vendredi 10 Juillet 2009


Publié dans Ecologie-Environnement

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