Coup de torchon pour les Tiberi

Publié le par desirsdavenirparis5

Le réquisitoire lundi du parquet sent déjà le sapin, les Tiberi l’ont compris, et on ne voit pas bien, après la clôture des débats mercredi 25 février, comment ils pourraient se sortir de cet infernal guêpier. La journée promettait certes d’être pénible ; c’était le tour des parties civiles qui n’allaient pas manquer de leur chercher des époux dans la tête, mais la terrible vague d’accusations et d’insultes qui les balayée les laisse, pour une fois, sans voix.

Le président Jean-Paul Albert a tenté une dernière fois, pour la fin de la confrontation, de faire sortir la vérité du puits, mais chacun s’est passé le seau sans ajouter grand chose. On ne saura pas, quand les cartes des faux électeurs étaient triées nuitamment à la mairie, qui les a emportées et renvoyées à la bonne adresse.

Jean Tiberi ne « se l’explique pas », sa femme profite de la tribune, comme aux Césars, « Je voudrais remercier toute l’équipe d’avoir soutenu Tiberi », le reste du sérail est muet. On sait que Lucien Bertoliatti, l’huissier de Mme Affret qui a échappé par miracle au renvoi devant le tribunal, a un jour apporté un carton de cartes dans la permanence RPR de la rue Vésale, mais il n’est pas question qu’il ait collé toutes ces enveloppes tout seul. « M. Bertoliatti ne travaillait pas en dehors des heures de bureaux, tranche Anne-Marie Affret. D’ailleurs même quand il était au bureau, il dormait ».

La première adjointe sait, bien sûr. Et le tribunal s’en doute. Si ce n’est pas elle, ce qu’elle nie hautement et est assez plausible - elle s’occupait des faux en amont -, c’est Mme Tiberi, Mme Giannoni, l’ancienne directrice de cabinet elle aussi étrangement absente du procès, ou Jacqueline Mokrycki, la collaboratrice préférée du maire.

Le procureur respire un grand coup et tente sa chance. « Mme Affret, dit doucement Alexandre Aubert, vous êtes élue depuis 1983, vous avez obtenu la confiance de vos électeurs, vous leur devez des comptes. Sans être trop solennel, vous devez la vérité au peuple du 5e. Nous jugeons, par délégation de la loi, au nom du peuple français. Quelles sont pour vous les valeurs supérieures à ces légitimités très fortes ? »

Mme Affret sait que c’est sa dernière chance. « J’aimerais mieux que les personnes qui se sentent responsables le disent elles-mêmes, répond la dame. Je ne me sens pas capable de dire quoi que ce soit de plus. Quant au reste, c’est ma conscience qui me dicte. Peut-être que ça va me coûter cher, mais c’est la vie. »

Mme Affret, qui ne s’était pas gênée pour traiter Raymond Nentien de balance quand le secrétaire général du 5e s’était épanché devant les juges, n’a en fait pas trop le choix. Elle a été vendeuse dans une parfumerie pendant une dizaine d’années et touche 580 euros par mois de retraite. Son indemnité de première adjointe, depuis 1984, est de 1300 euros, elle a encore cinq ans de mandat devant elle ; elle vit seule, a un enfant et 71 ans, « pour retrouver du travail maintenant, ça ne va pas être facile ».

C’est l’heure, pour les parties civiles, de dire un mot. L’homme à l’origine de la première plainte, le 9 mai 1997, est un noble Vert à la moustache blanche.

« On a enfin compris ici que tout ce qui se disait sur les marchés du 5e était vrai, a expliqué calmement Yves Frémion-Danet. Tout ceci dans un climat particulier, avec un tel déni de la démocratie, entre l’affaire des faux électeurs du 3e, l’affaire des HLM, l’affaire des emplois fictifs… »

Le candidat vert a été frappé par le nettoyage des listes électorales : « un électeur sur quatre radié ! C’est un chiffre hallucinant, ce sont des milliers de faux électeurs. » Il regrette d’ailleurs que l’instruction ne se soit pas penchée une seconde sur les listes d’émargement, « il y avait des cas où la signature n’était même pas la même entre le premier et le second tour ».

Pierre Montacié est lui un électeur du 3e, et informaticien devant l’Eternel. C’est lui qui a trouvé en 1995 le fichier des faux électeurs de l’arrondissement dans un disque dur. « Je retrouve le même déni absolu de la vérité que dans le procès du 3e, contre toute évidence ». Le maire UDF, Jacques Dominati, a été relaxé faute de preuves en décembre 2006, 10 des 14 prévenus ont été condamnés. « Ce sont les autres qui ont payé. Ça me choque très profondément ».

Reste que Jean Tiberi n’avait pas réellement besoin de tricher pour gagner dans le 5e, un arrondissement traditionnellement à droite, meublé d’électeurs plutôt dotés, âgés, ou les deux, et le tribunal bute depuis trois semaines sur cette évidence. Pierre Montacié a une hypothèse intéressante.

Il était évident que Jacques Chirac, maire de Paris, serait candidat à la présidentielle de 1995. Jean Tiberi, son premier adjoint, était son successeur naturel à l’Hôtel de ville, mais pas le seul. Or, si les élections sous la bannière RPR se passaient bien, Jean Tiberi avait plus mal, sur son seul nom, à obtenir un score brejnévien.

« En 1988, Jean Tiberi est certes élu, mais le moins bien des maires de droite, explique M. Montacié. Comme postulant à la mairie de Paris, il était le moins bien placé. Même chose en 1993, c’était le dernier de la liste. Il était vital pour Jean Tiberi de remonter son score pour être le successeur légitime de Jacques Chirac ». C’est fait en 1995, le maire du 5e est second sur la liste des mieux élus.

Yves Contassot, de son côté, a regardé l’affaire du 5e d’un peu plus haut. Ce n’est pas un Vert anonyme, il est conseiller de Paris et ancien adjoint du maire du 3e, et connaît sa géographie électorale. « L’affaire du 5e est le reflet exact de ce que nous avons découvert dans le 3e, le 11e, le 18e et le 20e, assure l’élu. Le Monde avait raconté en janvier 1989 comment l’Hôtel de ville avait planifié la mécanique électorale pour garantir un grand chelem, sous la responsabilité de chaque maire d’arrondissement. Ça s’appelait « l’opération transfusion sanguine ». Il a saisi le préfet en 1996, puis en 1999. Qui lui a répondu qu’il n’avait pas le pouvoir juridique de réviser les listes…

Lyne Cohen-Solal, enfin, l’éternelle candidate PS du 5e, qui n’a jamais espéré pour entreprendre, ni réussi pour persévérer. C’est une grande dame, à tous points de vue, calme et digne, qui ne s’est même pas attardée sur la fiche qu’on a découvert sur elle pendant une perquisition, où il était même question de retrouver les témoins de son mariage ou de chercher des sympathisants RPR dans son immeuble pour garder un œil sur elle.

Mme Cohen-Solal a raconté comment les Tiberi avait « privatisé » le 5e, combien elle avait été choquée de tomber sur l’épouse du maire à la permanence pour les crèches ou sur des marchands de Rungis dans les bureaux de vote. Et même sur un certain Shakespeare, beau patronyme venu de Pondichéry, dont le nom l’avait frappé, mais moins que l’adresse : il était censé habiter au 373, rue Saint-Jacques, la rue s’arrête au 307.

« Cette affaire m’a dégoûtée, conclut la socialiste. La noblesse de la politique, c’est le vote. Le vote, c’est très angoissant. Mais quand un élu supprime cet aléa, se fabrique son propre corps électoral, c’est que nous ne faisons pas la même politique. »


Me Yves Baudelot, l’avocat de Pierre Montassié (et du Monde, d’ailleurs), a brossé à son tour un vaste panorama de la fraude, « un délit contre la démocratie, la sincérité du scrutin, le socle sur lequel nous vivons ».  Derrière les listes électorales, il y a aussi la corruption, « les faux électeurs ne sont pas seulement des amis politiques, c’étaient aussi des gens qu’on achetait ». La fraude a été énorme, 11 921 radiations en 1997-1998 et elle n’est plus contestée « que par deux personnes ».

« Le silence et la dénégation me font penser au Parrain, a poursuivi l’avocat, le parrain qui agit sur les témoins quand ils rompent la loi du silence ». Il a eu une pensée pour Mme Mercier, qui a retrouvé un beau jour un énorme tas de plumes sur son palier. « On sait ce que ça veut dire, les plumes : l’équivalent en plomb. Aux femmes, on envoie des plumes, aux hommes, la tête d’un animal. Je trouve ça ignoble ».

Claude Pollet-Bayeux, l’avocate avec Francis Goguel de Mme Cohen Solal et de 12 autres électeurs, a minutieusement complété le dossier. Le nombre de votants dans le 5e était supérieur de 12,68 points à la moyenne de Paris en 1983, de 15,78 en 1990, de 11,70 en 1997. Les électeurs étaient 41 437 au 1er mars 1997 ; 34 978 au 1er mars 2002, 6 459 de moins soit 15,9% pour le 5e, la baisse pour tout Paris n’était que de 3,63%.

La fraude n’était pas bricolée, c’était un système, a repris Me Goguel, Mme Affret a dit une fois à une secrétaire, « Vous êtes folle, et si on nous voit ? » ; un membre de la commission de révision des listes, en parlant de la première adjointe, « elle nous fera tous pendre » ; une secrétaire aux gendarmes : « Je pensais avoir mieux falsifié mon écriture ».

Sans compter le vol de l’ordinateur, en plein Conseil d’Etat, du rapporteur du Conseil constitutionnel qui enquêtait sur le 5e, de la tentative d’effraction du bureau de Raymond Nentien, des sacs qu’on a vu quitter la mairie juste avant la perquisition des gendarmes, de la disparition du disque dur de l’ordinateur de la permanence RPR…

« Vous devez prendre une décision d’exemplarité, a insisté l’avocat, il faut condamner Jean Tiberi et pas seulement le petit personnel, c’est un point essentiel », et l’assortir d’une peine d’inéligibilité.

Pour la mairie de Paris, William Bourdon a cogné comme un sourd, mais Mme Tiberi est un peu dure d’oreille. Il a dénoncé avec fougue « ce crachat sur la démocratie », ces « fossoyeurs de la politique », ces « fourriers du populisme ». « Les époux Tiberi ont agi avec un formidable sentiment d’impunité, a repris l’avocat. En 1997, des juges étaient saisis, et ces délinquants de la vie politique ont continué à frauder, à la barbe de tous ».

« Ils crachent sur ceux qui les ont servis, ils y ajoutent l’insulte, le discrédit, leur système de défense finalement leur ressemble ». Me Bourdon a salué le courage de Mme Affret, compris chez les fonctionnaires « ces années d’humiliation, d’insultes, de colère » distribuées par Mme Tiberi, qu’il juge « archi-coupable », avec « ce niveau de culot, d’aplomb absolu qui la caractérise ». Il ne croit pas une seconde qu’elle ait pu faire tout cela dans le dos de son mari, qu’il demande aux juges « de mettre au Panthéon des fraudeurs ».

Les Tiberi étaient évidemment un peu pâlichons, restait encore Me Comte, pour les Verts, qui a longtemps retourné le fer dans la plaie, pimentée d’un peu de sel, grâce à la fameuse note de la main de Jean Tiberi. Le mémo n’est pas daté, Me Comte, puisqu’on y parle de la pétition RPR contre le vote des étrangers, en déduit qu’elle ne peut faire référence qu’aux municipales, et donc à celles de 1995, au cœur de la prévention.

La date importe peu d’ailleurs. « Il s’agit évidemment d’instructions, note l’avocat, aux militants et aux fonctionnaires du 5e arrondissement. Cette note démontre la parfaite connaissance du système frauduleux par monsieur Tiberi. »
Difficile de prouver le contraire. Il n’y a qu’une pièce de la main de Jean Tiberi dans le dossier, mais c’est un cauchemar à elle toute seule. La journée est finie, les Tiberi jaunes, mais ils sont un peu verts. Lundi sera pire.

Franck Johannès
Le Monde.fr
Chroniques Judiciaires, le blog de Pascale Robert-Diard


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