L’Europe, comme une grosse Belgique !
La réunion des 27 chefs d'Etat ou de gouvernement de l'Union européenne, ce jeudi soir à Bruxelles, avait un but: nommer les « visages de l'Europe ». A savoir le président du Conseil européen (mandat de deux ans et demi renouvelable une fois) et le haut représentant pour la politique extérieure de l'Union. Ces deux nouvelles fonctions sont prévues par le traité de Lisbonne qui doit entrer en application le 1er décembre.
Voilà un psychodrame comme Bruxelles les aime. Des nominations dites « décisives », mais à l'abri de tout débat public, décidées dans une vaste opération de marchandage nocturne et à huis clos. Pas de candidats officiels ; pas plus de programmes ; pas d'auditions ; et encore moins de débats publics.Là où une nuit entière, voire des jours de négociations étaient envisagés, le scénario s'est dénoué en quelques heures. Le premier ministre belge, Herman Van Rompuy, sera le premier président du Conseil européen. Et la britannique Catherine Ashton, jusqu'alors commissaire européenne au commerce extérieur, prendra le poste de Haut représentant à la politique extérieure.
Le Vert Daniel Cohn-Bendit peut crier à la « caricature de démocratie ». L'eurodéputé UMP Alain Lamassoure peut lui aussi s'indigner d'opinions européennes « ignorées ». « C'est comme dans l'ex-Union soviétique », a dénoncé l'ex-présidente lettonne Vaira Vike-Freiberga qui, elle au moins, était candidate déclarée. Et des eurodéputés de plusieurs partis ont manifesté mercredi pour s'indigner de la non-prise en compte du principe nécessaire de parité pour de telles nominations. « Que je sache, les femmes de valeur de manquent pas », dit la socialiste Elisabeth Guigou (qui n'est pas candidate).
A ces indignations toutes vertueuses fait écho la stupéfaction exprimée par de nombreux observateurs: Van Rompuy, un obscur premier ministre belge (pas même depuis douze mois), conservateur chrétien flamand, âgé de 62 ans, aussi charismatique qu'une bouche de métro sera donc le «visage» de l'Europe! Et de crier au scandale, à l'Europe des petits hommes en gris, au désenchantement démocratique et citoyen.
« Nouveaux visages » ou pas
On connaît la remarque méprisante d'Henry Kissinger, il y a une trentaine d'années : « L'Europe, quel numéro de téléphone ? » Et nous aurons donc désormais Barack Obama : « Appelez-moi Van Rompuy ! ». Cela peut faire sourire. A tort. Car si l'on veut bien oublier les traditionnelles récriminations sur cette Europe technocrate et « a-démocratique », contre laquelle Henri Guaino et quelques tenants du « non » au projet de traité constitutionnel ne cessent de ferrailler, la nomination d'Herman Van Rompuy répond au moins à un principe : celui de réalité.
On peut, on doit le déplorer, mais l'Union européenne est devenue ainsi : un grand corps malade, soignant ses plaies à l'abri des regards d'une opinion qui ne l'a guère épargnée. Il y a six ans, Valéry Giscard d'Estaing pouvait rayonner en vantant les vertus d'une nouvelle « constitution » de l'Europe sortie des travaux d'une Convention (dont les débats furent publics, démocratiques... et intéressants). VGE pouvait alors même parler d'un « président de l'Europe ». Certains ajoutant que ce président serait même élu par les Européens.
Cette construction d'une Europe très fortement intégrée, à défaut d'être fédérale, a été fracassée. Par les opinions qui l'ont rejetée (France, Pays-Bas puis Irlande). Mais aussi par les chefs d'Etat ou de gouvernement qui, tous, ont depuis fait machine arrière.
Car ce Conseil européen extraordinaire n'a pas désigné les « nouveaux visages » de l'Europe. Nicolas Sarkozy, Angela Merkel, Vaclav Klaus, Gordon Brown, Silvio Berlusconi n'ont nullement l'intention de laisser le devant de la scène à un futur président de l'Europe. Un président d'ailleurs aux contours extrêmement flous si l'on veut considérer ce qu'en dit le traité de Lisbonne. D'abord, il ne sera pas seul. Un secrétaire général du Conseil doit aussi être nommé. Et cette présidence dite « stable » du Conseil n'annule pas la présidence actuelle dite « tournante » d'une durée de six mois. Enfin ce président restera de fait doublé d'un autre président, celui de la Commission européenne (José Manuel Barroso) !
Bref, le président du Conseil est déjà, institutionnellement, sous surveillance. Et que fait-il ? Tout et rien, pourrait-on dire, tant les textes sont flous. Il peut être Jean Monnet (peu probable) ou simple concierge... « Le président du Conseil européen préside et anime les travaux du Conseil européen ; il assure la préparation et la continuité des travaux du Conseil européen en coopération avec le président de la Commission, et sur la base des travaux du Conseil des affaires générales ; il œuvre pour faciliter la cohésion et le consensus au sein du Conseil européen .» Voilà ce que dit l'article 15 du traité de Lisbonne (lire également sous l'onglet « Prolonger »).
Un président sous haute surveillance
Quant à ses fonctions de représentant voire d'incarnation de l'Europe, elles sont tout aussi limitées. D'abord parce que les commissaires européens représentent déjà, dans leurs domaines respectifs, l'Europe. Ensuite parce qu'un autre personnage va l'encadrer, dont le rôle sera sans doute plus important : le haut représentant pour la politique extérieure de l'Union. L'article 15 le précise : « Le président du Conseil européen assure la représentation extérieure de l'Union, sans préjudice des attributions du haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. » C'est dire les limites de l'exercice...
Catherine Ashton est proposée par les socialistes pour le poste de Haut représentant à la politique extérieure.© (dr)
Sur la base de textes flous, tout est possible. C'est sans doute ce qu'a pensé Tony Blair en faisant pousser sa candidature par Gordon Brown (« Il est notre seul candidat », a répété cette semaine le premier ministre britannique, avant de jeter l'éponge). Et c'est aussi pour cela que Nicolas Sarkozy, Angela Merkel, appuyés par les pays du Benelux, ont torpillé sa candidature.
Nicolas Sarkozy a explicité, lors du Conseil européen du 30 octobre, sa vision de ce poste de président : « Il y a un débat. Est-ce que le président de l'Europe doit être un personnage charismatique pour porter un discours fort, ou doit-il être un facilitateur pour rechercher le consensus ? » Et pour bien faire comprendre sa préférence, il a aussitôt ajouté : « C'est un effort de chaque jour pour construire par le compromis cette avancée de l'Europe. »
Charismatique ou facilitateur...
D'où le soudain surgissement d'Herman Van Rompuy, candidat de Paris et de Berlin comme « facilitateur ».
Vieux routier de la politique belge – il présidait le parlement avant d'accéder en décembre 2008 au poste de premier ministre –, l'homme est réputé pour ces extraordinaires capacités de négociateur.
Membre du parti d'Yves Leterme, qui paralysa le système belge durant près de deux ans, Van Rompuy a depuis un an réussi à geler les innombrables contentieux institutionnels menaçant de faire exploser l'Etat central. L'entrelacs de pouvoirs entre Flamands, francophones, la querelle du fameux BHV (arrondissement Bruxelles-Hal-Vilvorde), le rôle de l'Etat belge face aux gouvernements régionaux ou à Bruxelles-Capitale ont fait de la Belgique un système politico-institutionnel d'une extraordinaire sophistication. Il n'est d'ailleurs pas sans rappeler la complexité de la machinerie européenne.
Herman Van Rompuy se retrouvera ainsi tout aussi à l'aise dans ce que certains décrivent comme le « triangle des Bermudes » européen – Conseil, Commission, Parlement – que dans les querelles communautaires belges. Par ailleurs, conservateur et chrétien-démocrate, il est en phase avec l'écrasante majorité des gouvernements européens et avec la majorité du Parlement. Enfin, sans véritable passé européen, il n'entretient aucun conflit particulier avec tel ou tel responsable. Le rôle de « facilitateur », qui lui est attribué par le couple franco-allemand, pourrait ainsi être rempli.
Les autres pays se rangeront-ils à cette vision ? Sans doute, même si la personne du premier ministre belge a été contestée (par les Britanniques et les pays d'Europe centrale). Mais à de rares exceptions près, tous les présidents ou premiers ministres européens sont aujourd'hui déterminés à garder entière leur capacité d'initiative ou de refus. En Grande-Bretagne bien sûr, mais aussi en Allemagne, en France, en Pologne... et même en Bulgarie ! C'est dire combien l'Europe des « conventionnels » emmenés par VGE est aujourd'hui défaite. Et combien il était difficile d'espérer plus que l'homme du consensus belge.
Liens:
[1] http://www.mediapart.fr/files/François Bonnet/PhotoVanRompuy.jpg
[2] http://www.mediapart.fr/journal/international/031109/presidence-du-conseil-europeen-ce-qui-se-cache-derriere-le-choix-d-herm
[3] http://www.mediapart.fr/journal/france/161109/un-ministre-franco-allemand-sarkozy-le-veut-lang-est-candidat-lellouche-l-excl
[4] http://www.mediapart.fr/files/François Bonnet/Vaira_Vike-Freiberga.jpg
[5] http://www.mediapart.fr/files/François Bonnet/Catherine_Ashton.jpg
[6] http://www.assemblee-nationale.fr/13/rap-info/i0439.asp#P457_38849
[7] http://www.robert-schuman.org/tout-comprendre-sur-le-traite-de-lisbonne.php
[8] http://www.elysee.fr/webtv/conferences-presse-chaine-13.html