Changer le rapport de l'homme à la nature n'est qu'un début

Publié le par desirsdavenirparis5

Le succès Vert, en France, aux élections européennes ne doit être ni surestimé ni sous-estimé. Il ne doit pas être surestimé, car il résulte en partie de la carence du Parti socialiste, de la faible crédibilité du MoDem et des petites formations de gauche. Il ne doit pas être sous-estimé, car il témoigne aussi du progrès politique de la conscience écologique dans notre pays.

Mais ce qui demeure insuffisant, c'est la conscience de la relation entre politique et écologie. Certes, très justement, Daniel Cohn-Bendit parle au nom d'une écologie politique. Mais il ne suffit pas d'introduire la politique dans l'écologie ; il faut aussi introduire l'écologie dans la politique. En effet, les problèmes de la justice, de l'Etat, de l'égalité, des relations sociales, échappent à l'écologie. Une politique qui n'engloberait pas l'écologie serait mutilée, mais une politique qui se réduirait à l'écologie serait également mutilée.

L'écologie a le mérite de nous amener à modifier notre pensée et notre action sur la nature. Certes, cette modification est loin d'être accomplie. A la vision d'un univers d'objets que l'homme est destiné à manipuler et à asservir ne s'est pas encore vraiment substituée la vision d'une nature vivante dont il faut respecter les régulations et les diversités.

A la vision d'un homme "sur-naturel" ne s'est pas encore substituée la vision de notre interdépendance complexe avec le monde vivant, dont la mort signifierait notre mort. L'écologie politique a de plus le mérite de nous amener à modifier notre pensée et notre action sur la société et sur nous-mêmes.

En effet, toute politique écologique a deux faces, l'une tournée vers la nature, l'autre vers la société. Ainsi, la politique qui vise à remplacer les énergies fossiles polluantes par des énergies propres est en même temps un aspect d'une politique de santé, d'hygiène, de qualité de la vie. La politique des économies d'énergie est en même temps un aspect d'une politique évitant les dilapidations et luttant contre les intoxications consuméristes des classes moyennes.

La politique faisant régresser l'agriculture et l'élevage industrialisés, et par là dépolluant les nappes phréatiques, détoxiquant l'alimentation animale viciée d'hormones et d'antibiotiques, l'alimentation végétale imprégnée de pesticides et d'herbicides, serait en même temps une politique d'hygiène et de santé publiques, de qualité des aliments et de qualité de la vie. La politique visant à dépolluer les villes, les enveloppant d'une ceinture de parkings, développant les transports publics électriques, piétonnisant les centres historiques, contribuerait fortement à une réhumanisation des villes, laquelle comporterait en outre la réintroduction de la mixité sociale en supprimant les ghettos sociaux, y compris les ghettos de luxe pour privilégiés.

En fait, il y a déjà dans la deuxième face de l'écologie politique une part économique et sociale (dont les grands travaux nécessaires au développement d'une économie verte, y compris la construction de parkings autour des villes). Il y a aussi quelque chose de plus profond, qui ne se trouve encore dans un aucun programme politique, c'est la nécessité positive de changer nos vies, non seulement dans le sens de la sobriété, mais surtout dans le sens de la qualité et de la poésie de la vie.

Mais cette deuxième face n'est pas encore assez développée dans l'écologie politique.

Tout d'abord, celle-ci n'a pas assimilé le second message, de fait complémentaire, formulé à la même époque que le message écologique, au début des années 1970, celui d'Ivan Illitch. Celui-ci avait formulé une critique originale de notre civilisation, montrant combien un mal-être psychique accompagnait les progrès du bien-être matériel, comment l'hyperspécialisation dans l'éducation ou la médecine produisait de nouveaux aveuglements, combien il était nécessaire de régénérer les relations humaines dans ce qu'il appelait la convivialité. Alors que le message écologique pénétrait lentement la conscience politique, le message illitchien restait confiné.

C'est que les dégradations du monde extérieur devenaient de plus en plus visibles, alors que les dégradations psychiques semblaient relever de la vie privée et demeuraient invisibles à la conscience politique. Le mal-être psychique relevait et relève encore des médecines, somnifères, antidépresseurs, psychothérapies, psychanalyses, gourous, mais n'est pas perçu comme un effet de civilisation.

Le calcul appliqué à tous les aspects de la vie humaine occulte ce qui ne peut être calculé, c'est-à-dire la souffrance, le bonheur, la joie, l'amour, bref, ce qui est important dans nos vies et qui semble extra-social, purement personnel. Toutes les solutions envisagées sont quantitatives : croissance économique, croissance du PIB. Quand donc la politique prendra-t-elle en considération l'immense besoin d'amour de l'espèce humaine perdue dans le cosmos ?

Une politique intégrant l'écologie dans l'ensemble du problème humain affronterait les problèmes que posent les effets négatifs, de plus en plus importants par rapport aux effets positifs, des développements de notre civilisation, dont la dégradation des solidarités, ce qui nous ferait comprendre que l'instauration de nouvelles solidarités est un aspect capital d'une politique de civilisation.

L'écologie politique ne saurait s'isoler. Elle peut et doit s'enraciner dans les principes des politiques émancipatrices qui ont animé les idéologies républicaine, socialiste puis communiste, et qui ont irrigué la conscience civique du peuple de gauche en France. Ainsi, l'écologie politique pourrait entrer dans une grande politique régénérée, et contribuer à la régénérer.

Une grande politique régénérée s'impose d'autant plus que le Parti socialiste est incapable de sortir de sa crise. Il s'enferme dans une alternative stérile entre deux remèdes antagonistes. Le premier est la "modernisation" (c'est-à-dire le ralliement aux solutions techno-libérales), alors que la modernité est en crise dans le monde. L'autre remède, le gauchissement, est incapable de formuler un modèle de société. Le gauchisme aujourd'hui souffre d'un révolutionnarisme privé de révolution. Il dénonce justement l'économie néolibérale et les déchaînements du capitalisme, mais il est incapable d'énoncer une alternative. Le terme de "parti anticapitaliste" trahit cette carence.

Si l'écologie politique porte sa vérité et ses insuffisances, les partis de gauche portent, chacun à leur façon, leurs vérités, leurs erreurs et leurs carences. Tous devraient se décomposer pour se recomposer dans une force politique régénérée qui pourrait ouvrir des voies. La voie économique serait celle d'une économie plurielle. La voie sociale serait celle de la régression des inégalités, de la débureaucratisation des organisations publiques et privées, de l'instauration des solidarités. La voie pédagogique serait celle d'une réforme cognitive, qui permettrait de relier les connaissances, plus que jamais morcelées et disjointes, afin de traiter les problèmes fondamentaux et globaux de notre temps.

La voie existentielle serait celle d'une réforme de vie, où viendrait à la conscience ce qui est obscurément ressenti par chacun, que l'amour et la compréhension sont les biens les plus précieux pour un être humain et que l'important est de vivre poétiquement, c'est-à-dire dans l'épanouissement de soi, la communion et la ferveur.

Et s'il est vrai que le cours de notre civilisation, devenue mondialisée, conduit à l'abîme et qu'il nous faut changer de voie, toutes ces voies nouvelles devraient pouvoir converger pour constituer une grande voie qui conduirait mieux qu'à une révolution, à une métamorphose. Car, quand un système n'est pas capable de traiter ses problèmes vitaux, soit il se désintègre, soit il produit un métasystême plus riche, capable de les traiter : il se métamorphose.

L'inséparabilité de l'idée du cheminement réformateur et d'une métamorphose permettrait de concilier l'aspiration réformatrice et l'aspiration révolutionnaire. Elle permettrait la résurrection de l'espérance sans laquelle aucune politique de salut n'est possible.

Nous ne sommes même pas au commencement de la régénération politique. Mais l'écologie politique pourrait amorcer et animer le commencement d'un commencement.

Edgar Morin est sociologue, auteur notamment de "Pour entrer dans le XXIe siècle" (Seuil, 2004).
 
Pour une société du plein-emploi sans croissance, par Jean Gadrey
LE MONDE | 12.06.09 | 14h32    Mis à jour le 12.06.09 | 14h32


ous allons devoir changer de paradigme de développement. La crise nous y conduit. Manifestement, les électeurs y pensent, et pas seulement ceux qui ont voté "écologie". Le paradigme actuel est fondé sur l'impératif de croissance, avec le raisonnement suivant :
1 - Il y aura toujours des gains de productivité du travail, car le progrès technique permet de "produire la même chose avec moins de travail" ;


2 - Pour maintenir l'emploi, il faut donc soit réduire sans cesse la durée du travail au rythme des gains de productivité, soit augmenter la production (c'est la croissance) au même rythme, soit mélanger ces deux solutions.

Ce schéma a été vérifié depuis un demi-siècle, bien qu'avec des ratés. Il va s'écrouler. Il faudra créer massivement des emplois sans croissance ni gains de productivité. Pour deux raisons.

La première est que les gains de productivité permettent certes de produire plus de biens avec la même quantité de travail, mais pas avec la même quantité de ressources naturelles, d'énergie et de pollutions diverses. Cela n'était pas trop grave tant que l'on restait loin des seuils d'épuisement ou de renouvellement naturel de ces ressources. Cela devient aujourd'hui le problème majeur. Il va donc falloir privilégier des solutions économisant non plus seulement le travail (gains de productivité), mais aussi, de plus en plus, les ressources naturelles et les rejets (gains de durabilité). Ce qui conduit à la deuxième faille du raisonnement "croissanciste".

Le fait est massif : produire des biens (ou des services) de façon écologiquement durable exige plus de travail que produire les "mêmes" biens en détruisant les ressources naturelles et le climat. Or, les comptes actuels de la croissance et des gains de productivité ne font aucune différence entre ces deux types de production. Supposons qu'on remplace progressivement l'agriculture industrielle, avec ses innombrables dommages collatéraux sur l'environnement et sur la santé, par de l'agriculture biologique de proximité.

A production identique en quantité, il faudrait approximativement 50 % d'emplois en plus. Les comptes nationaux actuels nous diront alors que la croissance est nulle (même quantité produite) et que la productivité du travail baisse. Pourtant, on aura créé de nombreux emplois, il y aura plus de valeur ajoutée agricole, et surtout la qualité et la durabilité de la production auront été bouleversées positivement.

Dans un autre secteur essentiel, celui de l'énergie, le scénario NégaWatt, mis au point par une centaine d'experts, prévoit de produire en 2050 autant de kilowattheures (kWh) qu'aujourd'hui. Les comptes actuels diront donc : croissance zéro dans ce secteur. Pourtant, selon ce scénario, on pourrait doubler les usages pour chaque kWh (et donc il n'y aurait aucune stagnation du bien-être lié à l'énergie), et par ailleurs, on remplacerait progressivement les productions polluantes par des énergies renouvelables, avec nettement plus d'emplois à la clé.

Notre comptabilité, insensible à la différence entre des kWh "propres" et des kWh "sales", nous dira juste que la productivité baisse, alors qu'une évaluation sérieuse devrait intégrer les gains de durabilité et d'utilité finale ainsi réalisés, sources de valeur ajoutée supplémentaire et d'emplois. De même, le remplacement des grandes surfaces commerciales par des commerces de proximité serait créateur d'emplois et réducteur de dommages collectifs divers. Pourtant, la croissance de ce secteur n'étant mesurée que par celle du volume des biens vendus, une telle révolution qualitative sera assimilée à une croissance zéro (et à une chute de la productivité) si ce volume ne change pas.

La liste est longue des productions et des secteurs où une stratégie de montée en qualité et en durabilité restera invisible dans nos comptabilités. Les grands gisements d'emploi et de valeur ajoutée du futur résideront dans des transformations qualitatives "hors croissance", dans une économie dont le principe sera de "prendre soin" des personnes (des services de bien-être sans visée de productivité), des biens, de la nature et de la cohésion sociale.

Il y a une contrepartie à cette stratégie alternative pour un plein emploi sans croissance des quantités : les biens et services issus de productions durables sont en moyenne plus chers que les anciens, justement parce qu'ils sont plus riches en emplois et en valeur ajoutée. Mais en réalité, ils ne sont pas plus chers "pour la même chose" (ce qui est la définition de l'inflation). Une tonne de céréales bio n'est pas la même chose qu'une tonne de céréales "polluantes", et il en va de même pour les kWh, les services commerciaux et tout le reste. On paye plus cher, mais pour avoir mieux, sur la base de plus de travail et de moins de dégradations environnementales. Reste alors une grande question : tant que ces productions "durables" vers lesquelles il faut aller au plus vite, sous peine de crises encore plus graves, seront inaccessibles à une partie de la population, les indicateurs de durabilité resteront dans le rouge, et les créations d'emplois resteront limitées par l'insuffisance du "pouvoir d'achat durable" des ménages modestes.

Pour "sauver la planète", il faut réduire fortement les inégalités, à la fois par le haut (d'autant que ce sont d'abord les riches qui détruisent la planète) et par le bas. La crise écologique pourrait bien y pousser plus vite que les exhortations morales. Et, qu'il s'agisse des inégalités ou de la nécessaire "discrimination positive" pour des productions durables, ce sont les institutions publiques qui détiennent les principales clés. Les moyens existent pour cela. Les seules réductions d'impôts directs décidées depuis 2000 représentent 30 milliards d'euros de manque à gagner par an pour l'action collective. Il n'y a nul besoin de croissance pour les mobiliser au service du bien-être durable, le nouveau ressort de l'emploi.

Jean Gadrey est économiste et membre du conseil scientifique d'Attac.

, par Edgar Morin
LE MONDE | 12.06.09 | 14h32

Publié dans Ecologie-Environnement

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