«La violence subie par les salariés est sociale, invisible»
Recueilli par SONYA FAURE
Jérôme Pélisse est maître de conférence en sociologie à l’université de Reims. Il a coécrit La lutte continue ? Les conflits du travail dans la France contemporaine (éditions du Croquant).
Depuis la crise, et tout particulièrement ces dernières semaines, plusieurs actions montrent qu’indéniablement, quelque chose se passe. Et les médias contribuent à les favoriser en en parlant.
Depuis dix ans pourtant, les luttes se sont intensifiées, mais pas radicalisées. Entre 2003 et 2004 par exemple, les séquestrations ou les menaces de destructions de biens ou de l’environnement n’ont représenté, selon nos enquêtes, qu’un pour cent ou moins des conflits les plus marquants rapportés par les directions ou les organisations syndicales. En revanche, entre 1998 et 2004, les grèves courtes et les débrayages ont augmenté, tout comme les formes [de contestation, ndlr] sans arrêts de travail : manifestations, pétition, refus d’heures supplémentaires…
La séquestration redonne un corps et une figure à ceux qui prennent les décisions. Les lieux de pouvoir étaient dilués, les salariés n’avaient plus vraiment de prise sur leurs décideurs… Séquestrer c’est rappeler que les gens font des choix et en sont responsables.
Ils n’ont pas le pouvoir de décision, mais ils participent au système. On a essayé de faire croire que plus personne n’était vraiment responsable des décisions économiques, qu’elles s’imposaient d’elles-mêmes… Mais chacun est responsable à son niveau, c’est ça que les séquestrations rendent visibles à nouveau. On remet un corps [sur la responsabilité, ndlr] sur lequel on exerce une violence symbolique, voire physique.
Les images choquent souvent. Elles sont pourtant à mettre en rapport avec la violence que subissent les salariés quand ils perdent leur emploi, ou quand on ne reconnaît pas leur travail en leur accordant des indemnités minimes : cette violence-là est sociale, invisible.
Sans doute, car en les révélant, les médias donnent eux aussi un visage à ceux qui dirigent : «Les 10 patrons les mieux payés», «Untel touchera tant de millions à sa retraite»… Ces articles ou sujets télévisés rappellent qu’il y a un rapport de force concret, ils réincorporent les décideurs, là encore.
Oui, ce qui me frappe, c’est qu’avec ces séquestrations, les salariés ne contestent pas les plans sociaux eux-mêmes, mais les conditions des départs, les indemnités de licenciements. C’est un recul et ce sont bien des formes d’actions désespérées. A Sony, dans les Landes, par exemple, les salariés voulaient juste des indemnités équivalentes à celles de leurs collègues licenciés un an avant sur un autre site. «Quitte à perdre mon emploi, autant partir avec plus. Quitte à être mis dehors, pourquoi ne pas recourir à des actions illégales ?»
Rappelons que bien souvent, ces actions ne surgissent pas d’un coup, elles arrivent, comme chez 3M par exemple, après plusieurs mois de négociations. Le fatalisme économique est bien intégré par les salariés, «on ne peut pas faire autrement», mais il est contrebalancé par l’impression que d’autres s’en «mettent plein les poches», et qu’on peut donc bien réclamer un peu d’argent aussi.
Libération.fr
Vendredi 17 Avril