discours de Ségolène Royal à Jarnac en hommage à la mémoire de François Mitterrand, disparu le 8 janvier 1996.

Publié le par desirsdavenirparis5


Monsieur le Maire, Chers amis,

C’est ici, dans cette Charente qu’il aimait tant, que François Mitterrand a commencé à se passionner pour l’histoire de France.

« On ne peut rien faire avec la France si on ne l'aime pas » disait François Mitterrand.

La France, il l'aimait.

Il aimait sa longue histoire et sa culture.

Il aimait et défendait les « grandes idées » qui avaient, disait-il, « soulevé le monde ».

Il ne voulait pas la France livrée aux clans et aux déchirures : il la voulait unie.

A l'opposé de ceux qui attisent les peurs, il en appelait toujours « à la part noble, à la part fraternelle, à la part courageuse que le peuple français porte en lui ».

Il rappelait sans cesse que la France n'est jamais aussi grande, entendue, respectée que quand elle porte un message universel et y conforme ses actes.

De nouvelles dominations, disait-il aussi, se substituent à celles qu'on a détruites, c'est pourquoi il faut à chaque époque chercher à nouveau comment tenir la promesse républicaine fondatrice de liberté, d'égalité et de fraternité : « le combat change de forme mais pas de sens », nous  expliquait-il

C’est ainsi que François Mitterrand n'a jamais sous-estimé l'acharnement des intérêts financiers coalisés.

Nous sommes plusieurs ici à nous souvenir de ce message prémonitoire qu'il nous a dressé lors du dernier Conseil des Ministres de 1993 : ils s'en prendront aux retraites, à la santé, à la sécurité sociale car ceux qui possèdent beaucoup veulent toujours posséder plus et les assurances privées attendent de faire main basse sur le pactole. Vous vous battrez le dos au mur.

Il savait la rudesse de ce combat permanent.

Le courage : courage dans la Résistance, courage dans le combat politique, courage face à la maladie, courage face aux calomnies d’une violence extrême qui pourtant ne l’ont pas fait dévier de la ligne qu’il s’était fixée : alors qu’il maîtrisait parfaitement l’art de la langue française et qu’il avait le trait parfois féroce ; il s’est toujours refusé, lui, au relâchement langagier et aux attaques personnelles. En un mot, il avait de la tenue dans le combat politique. L’époque, hélas, s’est bien dégradée même sur ce plan là.

« Dans les épreuves décisives, disait-il, on ne franchit l'obstacle que de face ».

Certains, même parmi ses adversaires, saluent le stratège. Si la politique est aussi un art d'exécution, il possédait ce talent-là au plus haut point. Mais l'essentiel est au-dessus : dans la constance de convictions dont il a toujours tenu le cap car, pour les plus importantes d'entre elles, très tôt forgées, dès la guerre : « je ne me sentais pas né, a-t-il écrit, pour vivre citoyen d'un peuple humilié », là où s'enracine également son idéal européen et dès les camps de prisonniers où il disait avoir vécu les moments les plus forts de fraternité.

Il fut - et, dans le contexte d'aujourd'hui d’un Etat si loin d’être irréprochable, cela mérite tout particulièrement d'être rappelé – il fut, l'artisan d'une extension sans précédent des libertés publiques, le défenseur sourcilleux de l'équilibre de nos institutions et de la séparation des pouvoirs, le garant intraitable de la liberté d'expression, le gardien de l'Etat de droit.

Robert Badinter s’en souvient mieux que quiconque.

Il a, avec Pierre Mauroy et Gaston Defferre, accompli la grande réforme de la décentralisation dont la droite prend aujourd'hui le contre-pied pour mettre au pas les collectivités territoriales que François Mitterrand avait libérées pour rapprocher le pouvoir des citoyens.

Il avait une profonde compréhension des jeunes et de leur capacité de révolte.

Il n'aurait pas, lui, moqué les jeunes qui manifestent contre les réformes injustes, lui qui en Mai 68, déclare à l'Assemblée Nationale : « la jeunesse n'a pas toujours raison mais le pouvoir qui la méconnaît et qui la frappe a toujours tort ».

Amoureux des livres, familier des libraires, il a aussi soutenu toutes les formes de création contemporaines et populaires, du spectacle vivant à la Fête de la Musique, inventée par Jack Lang.

Epris du riche patrimoine français, infiniment sensible à la beauté des églises romanes que notre région compte en nombre, il eut aussi l'audace de gestes architecturaux à la pointe de la modernité, qui ont redessiné la capitale, n’est-ce pas Bertrand (la pyramide du Louvres, la grande Arche de la Défense, la grande bibliothèque qui porte désormais son nom).

Ici, nous lui devons l'inscription du Marais Poitevin au nombre des grands travaux présidentiels, seul projet rural retenu à ce titre. Ce fut un soutien décisif pour la sauvegarde et le développement de notre « Venise Verte » que menaçait un tracé d'autoroute brutal pour cet éco-système fragile et unique. Je me souviens de ce mois de février 1994 où il est venu lancer les travaux sur le petit port maraîchin d’Arçais, dans ma circonscription des Deux-Sèvres. Il avait merveilleusement évoqué ce marais mouillé qu'il connaissait bien, les lentilles d’eau qui se referment dans les conches après le lent passage des bateaux, la terre et l'eau qui se confondent, les vaches maraîchines transportées dans des plates, la merveilleuse « interpénétration entre la force et la richesse de la nature, l'imagination et le rêve de l'homme ». On y éprouve, avait-il dit, « une sorte de sentiment d'éternité dans la beauté ».

François Mitterrand fut aussi visionnaire et notamment dans un domaine d'une actualité brûlante : l'Europe.

On sait avec quelle détermination inflexible, il a relancé la construction de cette Europe qu'il avait trouvée moribonde.

Jamais il n'a voulu qu'elle se limite à un grand marché libre-échangiste : « l'Europe, disait-il, n'est pas une manufacture ».

Il  voulait non seulement une union monétaire mais aussi une union économique capable d'investissements à long terme pour préparer l'avenir ensemble.

Il a inlassablement plaidé pour une Europe sociale « faute de quoi, écrivait-il, les travailleurs d'Europe détourneront la tête et ces regards absents livreront la Communauté à la solitude des mourants ».

Il voulait une Europe démocratique qui ne reste pas le « monopole d'une élite technocratique ».

Une Europe politique capable de tenir son rang, de protéger les siens et de peser dans un monde voué à devenir multipolaire.

Une Europe, aussi, capable d'assurer collectivement sa défense.

Il disait que l'Europe n'est pas l'ennemie des patries et voulait une France forte dans une Europe forte.

Il avait annoncé ce qu'il en coûterait de tarder et de tergiverser : « le réveil des nationalismes haineux et des xénophobies ».

A voir ce qu'il en est de l'Europe du moment (solidaire à reculons, mal aimée de ses peuples, attaquée par les marchés financiers, tentée par diverses formes de repli, peu capable de parler d'une même voix), comment ne pas être frappé par la lucidité et la force des avertissements de François Mitterrand ? C’est un appel pressant pour agir avant qu’il ne soit trop tard !

Enraciné dans ces lieux, Jarnac et la Charente, dont il disait combien les paysages et les traditions l'avait façonné, François Mitterrand était en même temps habité par une ample vision du monde : sa pensée et son action articulaient avec aisance ces deux dimensions.

Il avait le sens du temps long, des lenteurs de l'histoire et, tout autant, celui des accélérations et du « moment à empoigner » pour infléchir le cours des choses.

Il incarnait personnellement et donc comprenait profondément les différentes facettes (« contraire n’est pas forcément contradictoire », disait-il) de l’histoire et du peuple de France. Il les a mis au service d’une ambition transformatrice et d’un projet non seulement de société mais, comme il disait de civilisation : c’est la plus actuelle et la plus féconde de ses leçons, conserver ce qui doit l’être et transformer, cela doit aller ensemble.

Cet alliage et cette alliance de tout ce que nous sommes et tout ce qui nous a faits, il les a mis au service d'une ambition transformatrice et d'un projet non seulement de société mais, comme il disait, de civilisation : c'est peut-être la plus actuelle et la plus féconde de ses leçons.

Conserver et transformer, cela peut et cela doit marcher ensemble.

« On est du pays de son enfance » disait-il « et mon enfance, c'est la Charente », écrivait-il dans le très joli texte que nous vous avons offert en souvenir de cette journée.

C'est d'abord cette ville de Jarnac dont il aimait qu'elle cultivât le respect de soi et celui des autres, mêlant comme un trait de civilisation locale qu'il appréciait l'art de la bonne distance et la solidité de liens que ne rompent pas les désaccords passagers.

Merci à vous, François Mitterrand, de nous unir, ici et maintenant.

Ségolène Royal



Ségolène Royal :

Apprendre et Agir avec François Mitterrand


Campagne de 1981 : jeune magistrate administrative, Ségolène Royal rejoint la petite équipe constituée par Jacques Attali et chargée d'alimenter le candidat en notes sur toutes sortes de sujets. Pour lui, elle organise une rencontre avec les mouvements de femmes qui fait salle comble.

1982 - 1988 : durant 7 ans, Ségolène Royal est chargée de mission à la Présidence de la République où elle suit notamment les questions d'environnement, de santé et de jeunesse.

1988 : elle est élue pour la première fois députée des Deux-Sèvres, dans une circonscription (2ème circonscription de Saint Maixent) réputée à droite, où sa victoire surprend, y compris François Mitterrand qui lui avait conseillé de persévérer en cas d'échec de cette première tentative.

1989 : Ségolène Royal plaide auprès de François Mitterrand pour l'inscription du projet de sauvegarde du Marais Poitevin au titre des grands travaux présidentiels.

Septembre 1990 : François Mitterrand déclare « le marais mouillé mérite des travaux absolument urgents de sauvegarde. L'Etat apportera son soutien ». La promesse sera tenue.

1992 : Ségolène Royal est nommée Ministre de l'Environnement dans le gouvernement de Pierre Bérégovoy.

Elle accompagne le Président de la République au Sommet de la Terre à Rio et peut compter, pour son action ministérielle, sur la conscience aiguë qu'a François Mitterrand de l'importance des questions écologiques, pour la France et pour le monde.

Engagée dans une rude bataille locale pour sauver le Marais Poitevin (la « Venise Verte » des Deux-Sèvres) d'un projet d'autoroute soutenu par Jean-Pierre Raffarin, qui, le traversant, ruinerait cet éco-système, elle a obtenu le soutien de François Mitterrand qui assure les financements nécessaires à ce seul de ses grands projets de nature entièrement rurale.

Le 4 février 1992, le Président de la République vient en personne lancer les grands travaux du Marais Poitevin et prononce à Arçais, commune maraîchine, un discours où il explique les raisons de son appui au projet et à l'action de Ségolène Royal. Il y déclare notamment :

« Et vous, Ségolène Royal ! C'est comme ça qu'elle s'appelle et c'est comme çà que je l'ai reçue moi-même il y a quelques années lorsqu'elle travaillait à mes côtés à la Présidence de la République, avant qu'elle ne se retrouve comme cela subitement, peut-être à la surprise de tous y compris à la sienne, député des Deux-Sèvres. Mais maintenant, le temps a passé, elle a montré ce qu'elle était capable de faire et, au travers de sa recherche, de sa défense de cette région, des productions du Marais Poitevin, je dois dire qu'il me semble que tout cela est en de bonnes mains et qu'elle y mettra l'énergie que je lui connais.

La cause est bonne. Vous avez eu raison de vous y consacrer et je suis également très heureux de voir que – vous m'avez dit 17 Maires – les communes voisines ont pu s'entendre, se regrouper pour défendre en commun un bien inestimable en permettant d'établir la relation entre l'agriculture, la culture traditionnelle de ce pays et ce joyau qui s'appelle le Marais Poitevin, qui aurait été détruit sans aucun doute s'il n'était intervenu quelques défenseurs de ce pays, qui en sont et qui l'aiment, et qui se sont associés à cette belle aventure. (...)

Là, il s'agit de protéger : pourquoi pas en innovant mais d'abord en sauvegardant ce qui a été façonné par la main de l'homme. On dit toujours que le Marais Poitevin est né dans des circonstances biologiques, liées au retrait initial de la mer, mais à partir de là c'eût été le chaos si l'homme ne s'en était mêlé et n'avait dessiné le paysage à force de patience, d'attention et de goût. Car il faut connaître le Marais Poitevin au travers de ses champs et de ses canaux, de ses arbres et de ses villages. Je crois qu'un heureux mariage a été réalisé entre ce que la tradition exige, ce que la production commande pour ce pays mais aussi pour qu'existe cet immense attrait aux portes de Niort. (...)

On m'a vu tout à l'heure mettre un pavé, une pierre sur du ciment, fermer un tuyau à l'intérieur duquel était commémoré pour les temps futurs l'acte auquel nous participons (on va appeler cela tout simplement la renaissance, naissance nouvelle, sauvegarde, vie) et, d'autre part, le pieu battu planté d'une main sûre, heureusement, par de robustes habitants du pays et qui symbolisent parfaitement ce qu'il convient ici de préserver et de propager.

Je vous le répèterai : n'avez-vous pas vu, par les très beaux soirs d'automne, quand les lentilles couvrent entièrement la surface de l'eau et que l'homme et les animaux s'y trompent, croyant continuer leur promenade sur la terre et sont déjà sur l'eau, ils s'en aperçoivent à peine ? Et lorsque les bateaux qui passent laissent dans leur sillage un peu d'eau claire, les lentilles se referment comme si de rien n'était, une sorte de sentiment d'éternité dans la beauté. (...)

Lorsque j'étais venu à Poitiers, il n'y a pas si longtemps, c'était en septembre 1990, j'avais entendu le souhait qui m'était exprimé de la protection du Marais. Alors j'ai pris l'initiative qui nous permet aujourd'hui de devenir optimistes car c'est l'Etat qui donne les moyens de continuer à vivre sur cette terre tout en la préservant.

Protéger, cela ne veut pas dire figer, rester exactement identique à soi-même. Cela veut dire simplement respecter d'abord le paysage et puis ensuite vivre, évoluer dans ce décor qui a une grande poésie et par là même une grande force. J'observe les très beaux paysages, et cela en est un, magnifiés par la littérature et par la poésie, lesquelles donnent ensuite à ces paysages un coloris nouveau. C'est le sol qui crée le poème et puis le poème donne au décor un visage nouveau. C'est donc une sorte d'interpénétration entre la force et la richesse de la nature, l'imagination et le rêve de l'homme.

Alors, les dangers sont là. On sait que l'assèchement de certains canaux s'aggrave. Une inondation peut être catastrophique. Il y a maintenant des chemins qui étaient des voies d'eau. Parce qu'il n'y a plus rien, parce que cela n'a pas été entretenu, les ponts s'écroulent.

Je me souviens d'avoir vu des vaches transportées dans des plates, d'ailleurs les vaches n'étaient pas surprises du tout de devenir des « vaches marines ». Elles étaient tout à fait habituées, peut-être un peu surprises le jour où on a cessé de les transporter. Elles ne vous l'ont pas dit. Vous avez quand même préservé vos arbres, toutes ces allées, ces peupliers, cette végétation qui, bien entendu, attire beaucoup d'animaux et d'oiseaux. Je pense que vous ne devez pas manquer de loutres par ici. (...)

Il y a certains des fonctionnaires, qui sont d'ailleurs d'excellent fonctionnaires mais qui adorent le béton ! Alors, il faut leur dire : modérez vos passions ! Et ne pas considérer a priori que le fin du fin, c'est d'aller tout droit, sans s'occuper de l'endroit par où l'on passe, ce qui est souvent la tentation. Puis c'est aussi la tentation des financiers parce que, quand on va tout droit, cela coûte moins cher ! Oui, nous sommes comptables de l'argent des contribuables. Nous sommes aussi comptables de la beauté de la France et du bien-être des habitants. Et tout cela, il faut le réunir. Et nous le savons bien. Je pense au TGV mais le même raisonnement vaut pour l'autoroute : chacun veut une gare, personne ne veut des rails. Ce n'est pas facile. En général, les rails passent là où il y a des gares. Mais voilà : réunir ces deux conditions est un problème français presque insoluble.

Pour les autoroutes, c'est pareil ! Est-ce qu'il en faut, est-ce qu'il n'en faut pas ? On pourrait s'en passer. Là, cela vient de Nantes et vous avez envie d'avoir une autoroute à Niort pour relier l'une à l'autre. Alors ? On ne peut pas me dire qu'il en faut une et qu'il faut qu'elle ne passe nulle part. Si vous résolvez ce problème, apportez-moi la solution ».

Au journal Le Courrier de l'Ouest, François Mitterrand confie le même jour :

« Le Marais Poitevin est l'un des plus beaux sites naturels de France. C'est pourquoi j'ai décidé d'inscrire son programme de préservation comme l'un de nos « grands travaux ». Par ailleurs, l'Etat est engagé aux côtés des signataires de la Charte inter-communale pour aider les agriculteurs et éleveurs maraîchins dans le cadre d'une opération groupée d'aménagement foncier. Je considère en effet que la sauvegarde du Marais Poitevin va de pair avec sa valorisation et son développement économique ».

1993 : Ségolène Royal est réélue députée des Deux-Sèvres. Seule une soixantaine de députés socialistes ont sauvé leur siège dans le cadre de cette défaite de la gauche aux élections législatives. (elle sera à nouveau réélue en 1997 avant de renoncer à son siège pour mettre ses actes en harmonie avec ses positions contre le cumul des mandats, compte tenu de son élection en 2004 puis de sa réélection en 2010 avec 61% des voix  à la tête de la Région Poitou-Charentes).

1996 : « Que ce frêne, arbre maraîchin, porte témoignage de notre souvenir mais qu'il soit aussi symbole d'avenir ». Au lendemain des obsèques de François Mitterrand, élus et habitants du Marais Poitevin se sont rassemblés avec Ségolène Royal dans le petit port d'Arçais, où ils avaient accueilli le Président de la République en février 1992, pour planter le « frêne de la mémoire » dans « ce pays de terre et d'eau » qu'il avait célébré et soutenu

Publié dans Ségolène Royal

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