Qui arrêtera cette présidence ? (4/6)

Publié le par desirsdavenirparis5

Par Edwy Plenel

Mediapart.fr

 

Le sarkozysme est comme ce grand magasin dont la publicité, dans le temps, promettait qu'il s'y passerait «tous les jours quelque chose». Cet activisme n'est pas seulement sa marque de fabrique, c'est aussi le secret de son pouvoir. Car ce tournis politique, cascade d'initiatives et bousculade de projets, est fait pour nous désorienter. A force, on perd les enjeux, on ne suit plus le film, on ne voit plus passer les balles; du coup, on se lasse et on se fatigue, bref, on se résigne.

 

Aussi cette série dont le projet était de remettre en perspective l'action de cette présidence est-elle inévitablement requise par des urgences d'actualité qui viennent illustrer son propos. Si elle les ignorait, elle ne serait pas fidèle à son ambition qui est de saisir ce pouvoir dans sa radicale nouveauté politique.

 

Tout comme l'épisode de l'élargissement du secret défense, projet qui veut étendre et renforcer l'actuelle chape de plomb sur d'inavouables secrets d'Etat ou d'affaires, le feuilleton offert cette semaine par le projet de loi « création et Internet » à l'Assemblée nationale vient opportunément conforter notre analyse d'un pouvoir qui réduit nos libertés plutôt qu'il ne les augmente. C'est même un cas d'école, éminemment symbolique des valeurs de violence sociale portées par cette présidence, sorte de culture-réflexe que l'on retrouve dans ses pratiques envers les plus fragiles, les plus démunis ou les moins protégés – des nouvelles victimes de la crise économique aux travailleurs migrants venus de l'étranger, en passant par certaines populations dont la relégation sociale s'inscrit dans l'espace urbain.

 

Avec ce projet de loi, dit aussi Hadopi, nous sommes en face d'un pouvoir qui, d'une part, refuse une liberté fondamentale et, d'autre part, rogne une liberté individuelle. Il refuse de considérer l'accès à Internet comme un droit égal pour tous, donc comme une liberté fondamentale. Il autorise une sanction contre un citoyen hors de toute autorité judiciaire, puisqu'il autorise des opérateurs privés à priver d'accès numérique, jusque durant une année, les simples suspects de téléchargement illégal, ce qui signifie bafouer la présomption d'innocence et accorder à des acteurs économiques privés un pouvoir qui, en démocratie, ne saurait relever que de la justice publique.

 

Sur le premier point, la démonstration en fut flagrante, jeudi 12 mars, en séance à l'Assemblée nationale, avec un terrible aveu de la ministre de la culture et de la communication, Christine Albanel. L'activisme parlementaire de députés de l'opposition n'y est pas pour rien, et on le souligne d'autant plus que la communication officielle fait tout pour éclipser leur travail. En l'occurrence, et la liste n'est pas exhaustive, les socialistes Patrick Bloche, Didier Mathus et Christian Paul, l'apparenté communiste Jean-Pierre Brard et la Verte Martine Billard ont fort bien rempli le mandat que leur ont confié les électeurs.

 

Preuve que le trouble, sur ces questions de principe, traverse la majorité, ils ont un temps reçu, avant qu'il ne se ravise sous la pression de la discipline partisane, le renfort d'un député UMP, Patrice Martin-Lalande, fort compétent et dynamique sur toutes les questions touchant à Internet. Défendant des «droits de l'homme numériques» et combattant la «fracture numérique», bref voulant étendre la liberté et l'égalité à l'heure d'une nouvelle révolution industrielle, il proposa un amendement qui défendait un droit d'accès pour tous à Internet. Deux phrases de son amendement en résument l'immense portée: «L'accès à Internet constitue un droit fondamental»; «Le droit à l'anonymat numérique est reconnu à chaque individu.»

Archaïsme démocratique et conservatisme social

 

C'est alors que la ministre Albanel répondit ceci, en refusant catégoriquement cet amendement: «L'accès à Internet ne peut être considéré comme un droit fondamental. Certes nous savons bien l'importance qu'Internet revêt dans un grand nombre de secteurs de la vie actuelle, mais je rappelle qu'on peut y avoir accès partout hors de chez soi. Ce serait donc aller trop loin que de considérer l'accès à Internet à son domicile comme un droit fondamental.»

 

Cette réponse est stupéfiante. C'est un peu comme si, à la fin du XIXe siècle, durant la deuxième révolution industrielle, celle de l'électricité, qui vit le début de l'ère médiatique avec l'invention des rotatives, on avait refusé le libre accès, par la libération de l'impression et de la diffusion, aux journaux. Si l'article premier de la célèbre loi de 1881 sur la liberté de la presse énonce que «l'imprimerie et la librairie sont libres», sans restriction aucune, c'est au nom d'un droit fondamental: la liberté de l'information.

 

Nous voici à la troisième révolution industrielle, celle qu'incarne le numérique, et une ministre de la République dit que ce libre accès à Internet n'est pas un droit fondamental. Autrement dit, ce ne serait pas un droit pour tous, pas un droit que la puissance publique se doit de garantir à tous.

 

L'enjeu, ici, n'est pas technologique mais démocratique. Il ne s'agit pas de tuyaux mais de contenus : demain plus encore qu'aujourd'hui, l'information circulera d'abord sur Internet. Refuser ce principe du droit pour tous à Internet, c'est sciemment préparer une société où l'information ne sera pas donnée à tous. Nos sociétés vivent en effet des révolutions concrètes de leurs usages collectifs et individuels qui appellent la définition de nouveaux droits et de nouvelles libertés si l'on ne veut pas qu'au détour de ce chambardement se créent de nouvelles inégalités et se renforcent les anciennes. C'est bien pourquoi l'on a parlé très tôt de «fracture numérique», en écho à la fracture sociale.

 

Cet épisode montre que le pouvoir actuel tourne le dos à ce défi, indifférent à ces injustices nouvelles et ne saisissant pas l'opportunité d'une révolution technologique pour accroître l'espace démocratique. Il tourne le dos, de plus, à ses propres promesses, et notamment au plan du bref secrétaire d'Etat au développement de l'économie numérique, Eric Besson.

 

Le site du plan «France numérique 2012», dont il a eu la charge, nous annonce encore que le président et son gouvernement se sont engagés à «permettre à tous les Français d'accéder aux réseaux et aux services numériques». Engagement que, par sa phrase de refus, Christine Albanel a tout simplement réduit à néant devant les députés.

 

Le débat qui a suivi, et qu'on peut lire intégralement sur le site de l'Assemblée nationale, a amplement illustré ce gouffre démocratique et social. Didier Mathus, pédagogue, qui fut le premier à répondre: «Il suffit d'observer la société pour constater que l'accès à Internet devient indispensable à la vie quotidienne, et pas seulement à celle des plus aisés. On voit très bien, en particulier dans le monde rural, que la connexion à Internet est un apport essentiel à la vie quotidienne et que, demain, il ne sera plus possible de s'en passer. Vouloir couper cette connexion constitue une atteinte extrêmement grave aux libertés individuelles mais aussi aux conditions de vie ordinaires de nos concitoyens.»

« Il n'existe pas de droit fondamental à l'eau et à l'électricité ! »

 

Puis Martine Billard, pratique, après avoir souligné que nombre d'administrations essentielles (pôle emploi et impôts, par exemple) incitent à faire directement sur Internet les démarches les concernant: « Je rappelle que les droits évoluent en fonction des besoins de la société. Au début du XXe siècle, l'électricité n'était pas un droit essentiel; dans les campagnes, jusque vers 1950, il y avait beaucoup d'endroits sans accès à l'électricité... Aujourd'hui, tout le monde reconnaît que l'accès à l'électricité est un droit essentiel. Il en est de même de l'accès à l'eau. Internet, à son tour, devient, peu à peu, un droit essentiel pour pouvoir s'insérer dans la société.»

 

Ensuite, Jean-Pierre Brard, dans la même veine, après avoir rappelé la carrière de Christine Albanel qui, depuis le cabinet élyséen de Jacques Chirac, l'entraîna par le fait du prince à la direction de l'établissement public du château de Versailles durant quatre ans: «A Versailles, du temps de sa splendeur et de la présence de son résident le plus illustre, le Roi Soleil, il n'y avait pas de robinet, et ce n'était pas un droit fondamental que d'avoir l'eau chez soi. Aujourd'hui, chacun considère que c'en est un.»

 

Enfin, Christian Paul, ironique et incisif: «A une époque où nous aimons tous parler de politique de civilisation, votre laconisme sur la civilisation numérique me surprend, madame la ministre, alors que, historiquement dans notre République, votre ministère est celui des libertés nouvelles, des terres à défricher. C'est comme si vous étiez restée à Versailles..., mais le Versailles d'un autre siècle. Qu'y a-t-il d'essentiel dans cet amendement? L'idée que depuis les années 70, depuis une trentaine d'années, nous sommes entrés progressivement dans la civilisation numérique, quittant peu à peu la civilisation industrielle, et qu'il faut en tirer les conséquences dans le domaine de la vie privée comme celui de la vie de la cité numérique. Cela passe par la reconnaissance de droits. Actuellement, la liberté de communication s'appelle droit d'accès à Internet. Or porter atteinte à la liberté de communication, c'est porter atteinte à un droit fondamental. Ce n'est pas une simple commodité de la vie quotidienne.»

 

Si l'on s'attarde sur ces citations, c'est parce que, dans le camp d'en face, il n'y avait pas d'autre argument que le refus obtus de tout nouveau droit. A tel point qu'un député de la majorité de droite, contestant cette notion de droit fondamental, eut ce cri du cœur: «Il n'existe pas de droit fondamental à l'eau et à l'électricité!... Quel maire ici présent accorde le droit fondamental à l'eau et à l'électricité? On n'a jamais vu ça! Vous nous faites perdre notre temps!»

 

On croirait lire des débats d'un autre âge, à l'orée de la conquête, si longue, si difficile, des premiers droits sociaux. Ce que Jean-Pierre Brard ne manqua pas de souligner par des sorties moqueuses, répliquant à son collègue député: «Il y avait les affameurs, maintenant nous avons les assoiffeurs!»

 

Hélas, courageux mais pas téméraire, le député UMP Martin-Lalande retira son amendement, que reprit l'opposition et qui sera rejeté par 46 voix contre 11.

Quand l'Europe donne une leçon de démocratie

 

Le deuxième aspect du projet, l'atteinte à une liberté individuelle après le refus de fonder un droit égal pour tous, confirme cette perception d'un pouvoir radicalement indifférent aux enjeux sociaux d'une loi égale pour tous. Car la disposition introduite est une régression qui renvoie à l'attitude des pires majorités conservatrices. Sous couvert de défendre le droit moral des créateurs, il s'agit en fait de barricader la propriété contre la liberté, d'opposer la première à la seconde, de défendre les privilèges de l'une contre les menaces de l'autre.

 

Sur ce sujet, ses fondements politiques et ses enjeux philosophiques, on trouvera sur le site Amendement138.net un argumentaire fort détaillé qui bouscule nombre de fausses évidences actuelles, montrant que la propriété qui est ici défendue n'est pas celle des créateurs mais celle des gros industriels et des grands commerçants, à seule fin, au résultat, « d'exproprier les artistes ».

 

Or, l'intitulé de ce site renvoie à un amendement adopté le 24 septembre 2008 par le Parlement européen, à une très forte majorité (88 % : 573 pour, 74 contre). Lequel amendement ridiculise la prétention moderniste du gouvernement français, le renvoyant à un archaïsme aussi régressif que caricatural.

 

Soutenu notamment par Daniel Cohn-Bendit et Catherine Trautmann, cet amendement défend les droits fondamentaux des «utilisateurs finaux» que sont les internautes, c'est-à-dire potentiellement chacun(e) d'entre nous: «Aucune restriction aux droits et libertés fondamentales des utilisateurs finaux ne doit être prise sans décision préalable de l'autorité judiciaire en application notamment de l'article 11 de la Charte des droits fondamentaux, sauf en cas de menace à la sécurité publique où la décision judiciaire peut intervenir postérieurement.»

 

Autrement dit autoriser, comme le prévoit le projet Hadopi, un opérateur commercial à autoritairement, sans aucune décision de justice ni donc de recours, priver de connexion un internaute est, selon le Parlement européen, un déni de droit.

 

La Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne dispose en effet, en son article 11 que «toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques, et sans considération de frontières». En ce domaine des libertés fondamentales, la France de Nicolas Sarkozy, on le voit bien, avance à reculons. Et l'Europe d'ailleurs, qui sur ce plan nous a plutôt tirés vers le haut grâce à la Cour européenne des droits de l'homme de Strasbourg, n'en revient pas.

 

Ainsi quand, le 4 octobre 2008, Nicolas Sarkozy est intervenu afin que la Commission européenne ne reprenne pas l'amendement 138 voté par le Parlement européen, il a reçu en retour une petite leçon de savoir-vivre démocratique, par la bouche du porte-parole de la Commission, Martin Selmayr: «La Commission européenne respecte cette décision démocratique du Parlement européen. De notre avis, cet amendement est une importante réaffirmation des principes fondamentaux de l'ordre juridique de l'Union européenne, notamment des droits fondamentaux des citoyens.»

 

La France se place donc dans la posture peu enviable de lanterne rouge de l'Europe en matière d'invention dans le domaine des libertés fondamentales. Certes, comparé à d'autres comme le droit au travail, au logement ou à la santé, nous sommes là devant des libertés qui peuvent sembler un luxe – se connecter, s'informer, communiquer, etc. Pourtant, au détour des débats comme des dispositions, apparaît sans fard ni masque une vision clivée du social, de nantis satisfaits de leur bien-être face à des manants réclamant à leurs yeux le superflu.

 

En l'espèce, d'où notre insistance, le superflu c'est non seulement l'information en général mais sa vitalité particulière sur Internet, un univers où l'indépendance d'esprit et l'indocilité citoyenne peuvent encore, et c'est heureux, s'exprimer et se diffuser sans contraintes.

 

Publié dans Sarkozy & scandales

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