"Trente ans après, la doxa socialiste est toujours là, mais elle s'est affaiblie"
Entretien avec Gérard Grunberg, directeur de recherche émérite au Centre d'études européennes de Sciences Po.
"Changer la vie", disaient les socialistes il y a trente ans. Aujourd'hui, leur projet pour 2012 s'intitule "Le changement". Qu'est-ce qui a changé dans leur définition du changement ?
YIl y a des évolutions et des permanences. S'agissant des évolutions, j'en retiendrai quatre. La première, c'est l'effacement de la culture marxiste. Quand on relit les trois grands textes doctrinaux des années 1970 (le programme "Changer la vie", de 1972, les "Quinze thèses sur l'autogestion", de 1975, et le projet du PS, de 1980), les références au marxisme sont omniprésentes - bien plus d'ailleurs que dans les textes des années 1950-1960. Il y a trente ans, les socialistes parlaient du "diktat du grand capital", ils souhaitaient "substituer l'hégémonie de classe des travailleurs à l'hégémonie de la bourgeoisie". Toute cette phraséologie a disparu.
Le deuxième point, c'est l'autogestion. Tous les socialistes des années 1970, de Jean-Pierre Chevènement à Michel Rocard, défendaient l'autogestion, soit l'idée, héritée du socialisme français du XIXe siècle, que l'on ne peut pas séparer démocratie politique et démocratie sociale, et que c'est en introduisant la démocratie dans l'entreprise que l'on peut renverser le capitalisme. Aujourd'hui, qui parle d'autogestion ?
Troisièmement, il y a trente ans, les socialistes considéraient que l'ennemi principal était l'"impérialisme américain" et qu'il fallait développer une "politique d'amitié" avec l'URSS. Avec l'effondrement du bloc soviétique, les choses ont changé. François Mitterrand a fait participer la France à la guerre du Golfe et, aujourd'hui, le PS soutient l'intervention de l'OTAN en Libye.
Enfin, sur une question aussi centrale que le développement économique, le PS a changé radicalement de vision : il y a trente ans, la pensée socialiste était productiviste. Aujourd'hui, avec la montée en force des idées écologistes, les socialistes disent qu'il faut produire moins. Mais, en même temps, sur ces questions-là, ils sont un peu gênés : il n'y a qu'à voir la façon dont ils parlent du nucléaire.
Que reste-t-il, dès lors, du projet "changer la vie" ?
Il reste d'abord l'idée que l'égalité est au centre des valeurs du socialisme. Quand je dis cela à mes amis socialistes, ils bondissent, mais c'est vrai : pour eux, l'égalité est, quelque part, plus importante que la liberté. Voyez par exemple l'article 2 de la dernière "Déclaration de principes" du PS, celle de 2008 : "L'égalité est au coeur de notre idéal. Cette volonté n'a de sens que par et pour les libertés." L'idée est bien que la liberté n'a pas tellement de sens s'il n'y a pas, d'abord, l'égalité.
Autre élément de continuité : même sans référence au marxisme, le PS reste profondément anticapitaliste. Certes, il se dit désormais "réformiste" et accepte l'"économie de marché". Mais au fond, il n'a pas admis le principe même du capitalisme qui, pour lui, reste associé aux idées d'exploitation et de profits illégitimes.
Deux conséquences à cela. La première concerne les alliances. Pour le PS, la défiance envers le capitalisme reste plus importante que la défense de la démocratie libérale. D'où le fait qu'il préférera toujours s'allier avec une extrême gauche radicale plutôt qu'avec un centre démocrate.
La deuxième conséquence a trait aux rapports entre l'Etat et le secteur privé. Pour les socialistes, l'Etat reste fondamentalement au coeur de l'action politique et de la transformation sociale. C'est la vieille idée selon laquelle l'Etat a le monopole de la rationalité collective et de l'intérêt général. A l'inverse, tout ce qui est privé est toujours suspect a priori.
D'un côté, donc, les socialistes disent qu'ils sont pour l'économie de marché. Mais, de l'autre, ils pensent que plus on peut réduire l'espace du marché, mieux c'est. Au fond, ils continuent d'estimer que tout ce qui est gratuit et étatique est, par nature, positif. D'un point de vue théorique, c'est assez faible. Pour tout dire, j'ignore quelle est vraiment la doctrine du PS sur le capitalisme et la mondialisation.
Est-ce à dire que la notion de "changement" n'est plus qu'incantatoire ?
L'effacement de la culture révolutionnaire a laissé place à un humanisme social teinté d'esprit égalitaire et redistributeur. Le problème est que cette évolution ne s'est pas accompagnée d'une vraie réflexion économique : par exemple, après avoir défendu les nationalisations, les socialistes au pouvoir ont fait les privatisations, mais au nom de quelle vision de l'économie ? Cela n'a jamais été dit clairement. De même, qu'est-ce qui fait qu'il faille s'allier plutôt avec les communistes qu'avec les centristes ? Ça n'est pas clair.
Tout se passe, en somme, comme si la doxa socialiste était toujours là - Martine Aubry a dit qu'il fallait "changer de civilisation" -, mais qu'elle s'était affaiblie. Sur le plan idéologique, au fond, le PS me fait penser à un filet dont toutes les mailles se défont mais auquel on préfère mettre des rustines plutôt que d'en changer.
Propos recueillis par Thomas Wieder
Article paru dans l'édition du Monde du 10.05.11