Les sept révolutions de la société française
1/ Individualisation
Les individus sont désormais considérés comme les "atomes" autour desquels s'organise la collectivité sociale. Chacun d'eux a (en principe) le droit au travail, au loisir, au pouvoir d'achat, à la différence, à la considération, à la compassion, à la réparation... Les produits, les services marchands et non marchands sont personnalisés, "customisés". Le "sur-mesure" se généralise, dans les vêtements, voitures, équipements de toute sorte. La constitution de bases de données permet de "cibler" chaque consommateur réel ou potentiel, au risque de violer son intimité. Les blogs, les forums ou les campagnes publicitaires témoignent de la prépondérance du "je" et du "moi" sur le "nous". Les sports et les loisirs sont davantage pratiqués de façon individuelle. Dans le couple, l'objectif est d'être heureux ensemble... et séparément.
Cette individualisation peut être vue comme un progrès, la réalisation des attentes inscrites dans les cahiers de doléances de 1789. Elle peut aussi être perçue comme la conséquence d'une incapacité de l'Etat et des institutions (laïques et religieuses) à s'occuper des gens comme autrefois. La contrepartie de ces droits nouveaux est en effet la nécessité pour chacun de maîtriser son destin. Une chance pour ceux qui disposent des atouts nécessaires (éducation, culture, santé, relations, chance...). Mais un risque de marginalisation pour les autres. L'"égologie" est le pendant individuel de ce qu'est l'écologie au plan collectif.
2/ Féminisation
Les valeurs et qualités associées aux femmes (sens de la vie, capacité d'écoute, pacifisme, modestie, sens pratique...) imprègnent progressivement la société. Leur poids est important dans les décisions des ménages (même si la répartition des tâches reste inégale), croissant dans les entreprises et les institutions. Les femmes ont peu à peu investi de nouveaux domaines professionnels et extraprofessionnels. Au travail, leur taux d'activité s'est accru alors que celui des hommes diminuait.
La société n'a pas (encore ?) "changé de sexe", mais elle organise peu à peu la convergence et la parité. En principe pour le meilleur : un échange fécond entre des visions, des analyses différentes et complémentaires. Parfois pour le moins bon, avec par exemple la montée de la délinquance chez les jeunes filles, ou l'augmentation de leur consommation de tabac. Avec la mise en place de quotas d'étape (contrainte discutable sur le fond, mais souvent efficace), la féminisation et le féminisme sont entrés dans une nouvelle ère. La société aussi.
3/ Globalisation
Sous l'effet de la révolution technologique, le monde est devenu un village global. Les événements qui se produisent ailleurs ont chez nous des effets presque immédiats sur l'emploi, la consommation, l'information, les loisirs ou la culture. Français, Américains, Japonais, Brésiliens, Russes ou même Africains écoutent les mêmes chansons, regardent les mêmes émissions de télévision, les mêmes films (souvent américains). L'information s'est globalisée, sur Internet comme dans les médias traditionnels. Les grandes marques et les grandes enseignes de distribution sont planétaires. La convergence des modes de vie et l'interdépendance des pays sont des faits.
Dans les enquêtes internationales, les Français apparaissent comme les moins favorables à cette mondialisation. Elle est pour eux synonyme de délocalisation, chômage, standardisation. Beaucoup craignent d'y perdre une partie de leur identité et se réfugient dans la "proximité". A l'ouverture et au gigantisme, ils sont tentés d'opposer le protectionnisme et le "petisme". Mais la plupart savent que la marge de manoeuvre nationale est désormais réduite et que l'on doit raisonner large, "holistique", qu'il s'agisse d'économie, de réglementation, de santé ou d'environnement. Même s'ils le regrettent, ils sont conscients que la France devra abandonner une partie de ses "exceptions", atouts devenus handicaps, rentrer dans le rang européen et planétaire. Une façon aussi d'y maintenir son rang.
4/ Technologisation
L'innovation est le principal déclencheur du changement social, par ses applications dans tous les compartiments de la vie. Les objets et services qui en sont issus sont omniprésents. La vie est de plus en plus "numérisée". Les Français communiquent avec leurs téléphones portables, s'informent sur Internet où ils font une part croissante de leurs achats. Ils se divertissent à l'aide des objets-phares de la modernité : ordinateur, écran plat, lecteur DVD ou MP3, jeux vidéo, appareil photo numérique, tablette...
La technologie a transformé le rapport à l'espace, en réalisant le rêve d'ubiquité. Elle a surtout modifié la relation au temps, en favorisant l'instant et l'improvisation au détriment de la durée et de la planification. Les temps individuels (alimentation, travail, vie de famille, amicale, sociale, personnelle...) ne sont plus séparés mais fusionnés. Les temps traditionnellement "morts" (attentes, transports, transits...) sont devenus des temps forts, pendant lesquels on peut s'informer, travailler, se divertir, s'isoler. En contrepartie de ses indéniables bienfaits, la technologie est à l'origine d'un fossé culturel croissant. Un tiers des Français ne sont pas encore connectés à Internet ; ceux qui le sont n'en ont pas tous le même usage, certains préférant l'enrichissement de leurs connaissances, d'autres le divertissement.
5/ Consumérisme
La méfiance croissante et le désenchantement général amènent les Français à prendre de la distance par rapport aux sollicitations multiples dont ils sont l'objet. Les consommateurs disposent désormais de puissants outils pour échanger avec leurs pairs, comparer, choisir, éliminer. Ils ont le pouvoir de dire non et s'en servent. On a vu aussi se développer un consumérisme politique, qui se traduit par une suspicion palpable envers les partis et les personnes qui les incarnent.
Cette attitude touche aussi les administrations et les institutions. Elle est apparente en matière scolaire, où les élèves et leurs parents considèrent les enseignants comme des prestataires de services. On la retrouve dans la relation au système de santé : médecins, hôpital, Sécurité sociale, mutuelles...
La conséquence est une multiplication des plaintes en cas de dysfonctionnement réel ou présumé, qui s'accompagne d'une judiciarisation croissante. Partout, les "services consommateurs" sont débordés. Les Français se montrent parfois sans pitié vis-à-vis des entreprises, des dirigeants politiques, des patrons. Le consumérisme repose sur le doute. Il se traduit par l'exigence, l'infidélité, l'éclectisme, l'opportunisme. Il est entretenu par les manquements commis par les prestataires, mais aussi, paradoxalement, par les efforts qu'ils déploient pour se montrer vertueux et dérouler le "tapis rouge" devant leurs clients.
6/ Horizontalisation
La société française a été longtemps verticale, hiérarchique, et pyramidale. Les acteurs de la vie politique, économique, sociale, intellectuelle s'adressaient au "peuple" avec une certaine condescendance, parfois arrogance. La relation est désormais horizontale : les citoyens-consommateurs s'expriment et se parlent entre eux. Ils échangent leurs informations, leurs expériences, leurs convictions. Ils effectuent entre eux de véritables transactions (petites annonces, ventes aux enchères, etc.).
Cette inversion du rapport de forces entre acteurs et publics, entre offre et demande, est l'une des données-clés de l'évolution sociale. La société est un enchevêtrement de réseaux, dont Internet est l'intermédiaire omniprésent. L'horizontalisation favorise le communautarisme, fait de regroupements divers d'individus en quête d'appartenances. On observe que la recherche du "semblable" est plus fréquente que celle du "différent".
7/ Zapping
Les vies professionnelles, familiales, sociales ou personnelles sont désormais constituées d'une succession (parfois d'une simultanéité) de vies. Les emplois (fonctions, postes, responsabilités) changent tout au long de la vie, comme les entreprises dans lesquelles on travaille. Dans les couples, on change plus souvent de conjoint ou de partenaire. Cette mobilité se retrouve en matière d'habitat, avec des déménagements correspondant à diverses phases de la vie. Le zapping s'observe aussi dans la vie amicale et sociale, au gré des appartenances à des groupes ou communautés et se vit dans les changements d'activités de loisirs, avec une alternance de périodes d'expérimentation, de passion, de lassitude, d'abandon... parfois de reprise. Homo zappens est le dernier avatar d'Homo sapiens.
Gérard Mermet, sociologue
Le Monde, | 09.05.11 |