La vraie révolution de Copenhague (coulisses d'une négociation)

Publié le par desirsdavenirparis5

géopolitique vendredi29 janvier 2010-Le TEMPS
Par Jean-Claude Péclet Coulisses d’une négociation – Le sommet si attendu et médiatisé sur le climat fut confus et décevant. Il a en revanche illustré de manière spectaculaire la nouvelle géopolitique mondiale. Des témoignages de première main permettent de revivre la journée cruciale du 18 décembre comme si on y était

Quarante-cinq mille délégués et observateurs, 192 pays représentés… et un accord croupion où presque tout reste à négocier, à préciser: côté climat, le Sommet de Copenhague fut le non-événement le plus médiatisé de l’année écoulée. Pour les amateurs de géopolitique en revanche, il est à marquer d’une pierre blanche.

Le vendredi 18 décembre 2009 en particulier, les nouveaux rapports de force mondiaux se sont manifestés d’une manière si nette – et parfois burlesque – que la journée mérite d’être racontée par le menu. Sur le moment, le chaos ambiant brouillait la vue. On y voit plus clair aujourd’hui grâce à plusieurs témoignages de première main: celui de Mark Lynas, un conseiller écologiste des Maldives qui assistait à une négociation multilatérale, les confidences glissées au Telegraph de Calcutta et au Business Standard indien, et surtout la retranscription des propos d’un aide du président américain Barack Obama. Différents articles duNew York Times , de The Australian et commentaires de délégués complètent le tableau.

Tandis que le sommet tire à sa fin, un délégué d’Arabie saoudite résume le sentiment général: «Je travaille sans interruption depuis quarante-huit heures, c’est la pire de toutes les réunions plénières auxquelles j’ai assisté.» Sans surprise, les pays pauvres ont multiplié les attaques contre les pays riches, leur pollution accumulée et leur pingrerie. L’ambassadeur soudanais Lumumba Di-Aping, qui ne fait pas dans la dentelle, compare l’attitude des riches sur le climat au nazisme. Sans surprise toujours, les ONG écologistes applaudissent les damnés de la Terre.

Jeudi soir, au dîner de gala de la famille royale danoise, les chefs d’Etat présents «contemplent l’abîme» d’un échec total, selon les mots du premier ministre australien, Kevin Rudd. Les derniers espoirs se focalisent sur un sursaut des deux plus gros pollueurs de la planète, les Etats-Unis (dont le président arrive à Copenhague à ce moment) et la Chine, représentée par le premier ministre Wen Jiabao (le président Hu Jintao n’ayant pas daigné venir).

Vendredi matin, Barack Obama rencontre Wen Jiabao en tête-à-tête. «Il pousse énergiquement», selon son aide, la Chine à accepter que ses progrès en matière d’émissions de CO2 soient vérifiés de façon transparente et indépendante. Le président américain sait qu’il doit ramener cette concession de Copenhague pour convaincre, chez lui, un Congrès et une opinion sceptiques.

Mais la Chine, qui utilise depuis plusieurs jours les astuces de procédure et le groupe du G77 (pays en développement) pour ralentir les négociations, prend très mal cette mise en demeure. Lors de la réunion suivante à laquelle participent quelque 25 chefs d’Etat, dont Gordon Brown et Angela Merkel, ainsi que le secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon, Wen Jiabao brille par son absence: il s’est fait représenter par un ambassadeur chargé du climat (assis juste en face d’Obama) qui n’hésite pas à quitter la salle, faisant attendre tous les autres, pour en référer à ses supérieurs. Le camouflet diplomatique est cinglant.

Quand Angela Merkel furieuse demande «pourquoi l’Union européenne ne pourrait-elle même pas mentionner ses propres objectifs de réduction de CO2 dans l’accord final», l’ambassadeur chinois reste de marbre. Kevin Rudd, énervé, tape son micro, la chancelière allemande jette les bras en l’air de dépit, rien n’y fait. Point après point, le délégué de Pékin, parfois appuyé par celui de l’Inde, fait biffer toutes les références un tant soit peu précises ou contraignantes.

Après un moment de ce manège, Barack Obama dit à son équipe: ­«Assez tourné en rond, je veux juste parler avec le premier ministre Wen.» Il est environ 4 heures de l’après-midi, les aides du président prennent contact avec les Chinois, qui ne répondent pas tout de suite.

Le président américain a une rencontre bilatérale agendée avec son homologue russe Dmitri Medvedev, autour de 17 h 30, mais il voudrait encore discuter avec le président brésilien Lula, le premier ministre indien Manmohan Singh et le président sud-africain Jacob Zuma.

Brésil, Afrique du Sud, Inde, Chine: BASIC. Cet acronyme a été imaginé par Farhana Yamin et son mari. Farhana, de l’Université du Sussex, a dirigé le BASIC-Project, financé à 80% par l’Union européenne, qui vise à développer les «capacités institutionnelles» des quatre pays émergents pour négocier sur le climat. Ironie du destin: les élèves ont fort bien appris leur leçon, tandis qu’à Copenhague, l’UE s’est montrée «presque incapable» de montrer un front commun, comme le reconnaîtra plus tard la commissaire danoise Connie Hedegaard.

Ce 18 décembre à 17 heures, la confusion est totale. Manmohan Singh serait déjà à l’aéroport, croient savoir les Américains. Jacob Zuma, retenu par une vitre de cockpit givrée selon un aide, ne veut pas discuter sans les autres membres du BASIC. Les Brésiliens se tâtent. A 18 h 15, les Chinois confirment un nouveau tête-à-tête Wen-Obama, pour 19 heures.

A l’heure dite, le président américain et Hillary Clinton marchent dans les couloirs du Bella Center vers le lieu convenu quand plusieurs courriels bipent sur le téléphone de leurs aides: Lula, Singh et Zuma se trouvent dans la même salle que Wen, en train de discuter entre eux, depuis une heure!

Averti in extremis, Barack Obama n’a pas le temps de méditer sur le pourquoi de ce conciliabule à quatre dont on ne lui a rien dit. Il saisit au vol l’occasion de voir les membres du BASIC et pousse la porte de la salle: «Puis-je me joindre à vous? Etes-vous prêt à me parler ou avez-vous besoin de plus de temps? Je peux revenir plus tard.» Petit moment de surprise. On le fait entrer mais… il n’y a pas de chaise. «Ne vous dérangez pas, je vais m’asseoir à côté de mon ami Lula», dit le président américain, qui déplace lui-même un siège.

La discussion commence. Tenant à son idée de vérification des émissions de CO2, Obama propose d’inclure les termes «examination and assessment» dans l’accord. Les Chinois n’en veulent pas – ni les Brésiliens, admettra plus tard leur ambassadeur, Sergio Serra. Finalement, ce sera «international consultations and analysis», des engagements vagues. Après une heure vingt, les Etats-Unis et les quatre pays du BASIC accouchent d’un texte de trois pages. Il n’est plus que l’ombre des objectifs initiaux de Copenhague. On le porte aux Européens, qui n’ont d’autre choix que de s’y résigner. «Cet accord vaut mieux que pas d’accord du tout, mais il est clairement en dessous de notre ambition», grommelle à 2 heures du matin le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso.

Dans les heures qui suivent, les ONG comme Christian Aid et Friends of the Earth se déchaînent contre «les pays riches qui refusent d’endosser leurs responsabilités», le mot «désastre» est sur toutes les bouches. Lumumba Di-Aping dénonce un «pacte suicidaire», un groupe de pays clame qu’il ne signera pas ce chiffon de papier. Barack Obama est souvent présenté comme le fossoyeur en chef du sommet.

Quant à la délégation chinoise, elle a déjà plié bagage, sans un mot. Plus tard, le ministre des Affaires étrangères, Yang Jiechi, qualifiera le résultat de «significatif et positif».

Pékin a-t-il sciemment saboté le Sommet de Copenhague en faisant porter le chapeau aux pays riches, Etats-Unis en tête? C’est l’avis du secrétaire d’Etat britannique Ed Miliband, qui l’accuse dans le Guardian d’avoir «pris le monde en otage», avec la complicité du Soudan et de la Bolivie entre autres. Ses propos sont repris par Gordon Brown. Mark Lynas, le consultant des Maldives qui participait aux négociations, soutient aussi cette thèse: «La mise en scène fut parfaite. La Chine a saboté l’accord en coulisses et a laissé ses marionnettes du tiers-monde s’égosiller en public contre le résultat.»

Cleo Paskal, auteure d’un livre sur le réchauffement climatique, et Scott Savitt, correspondant de l’agence de presse américaine UPI à Pékin, ont une lecture un peu différente: «La grosse surprise fut l’Inde», écrivent-ils. Rival traditionnel de la Chine, elle a ici fait alliance avec elle. Alors que tout le monde évoquait le G2 Chine/Etats-Unis, «il est devenu de plus en plus clair qu’un autre G2 influençait l’agenda: la Chine et l’Inde.»

Les négociations sur le climat ressemblent beaucoup, dans leur processus, à celles de l’Organisation mondiale du commerce. Or l’Inde a développé à l’OMC une défense vigoureuse de ses intérêts. A Copenhague, elle voulait surtout éviter, comme la Chine, que la lutte contre le réchauffement serve de prétexte à des mesures protectionnistes des pays riches. Un diplomate indien a confié au Business Standard que les délégués de la Chine et de l’Inde se voyaient jusqu’à six fois par jour.

Mais le Brésil aussi, dont le président Lula s’était affiché deux fois avant le sommet aux côtés de Nicolas Sarkozy pour lancer un appel à des objectifs ambitieux, n’a pas hésité à jouer la solidarité des pays BASIC quand on est passé aux choses sérieuses. Quant à l’Afrique du Sud, flattée de se retrouver en si prestigieuse compagnie, son alignement ne faisait aucun doute: la Chine n’est-elle pas devenue son premier partenaire commercial l’an dernier?

Restait à l’Union européenne les yeux pour pleurer. Zaki Laïdi, directeur de recherche au Centre d’études européennes à Paris, livre dans Le Monde une analyse féroce sur le «messianisme européen en échec». La préférence pour la norme «est au cœur du projet européen depuis 1957», écrit-il. Mais elle est bien seule. Les normes ambitieuses qu’elle voulait imposer en matière de réduction des émissions de CO2 à Copenhague ont été balayées. Face au verrou indo-américain (OMC) ou sino-indien (Copenhague), «la grande erreur des Européens est de croire que la multipolarité rampante favorise le multilatéralisme, écrit Zaki Laïdi. C’est le contraire qui est en train de se produire. La Chine, l’Inde ou les Etats-Unis ne valorisent le multilatéralisme que si celui-ci leur permet de faire avancer leur agenda national.»

Le système onusien sort-il aussi perdant de Copenhague? L’organisation fut «au mieux chaotique», a relevé Jonathan Pershing, un des principaux négociateurs américains, devant le Centre d’études ­stratégiques et internationales à Washington, exprimant ses doutes sur la capacité de l’ONU à gérer les mécanismes de financement découlant d’un accord sur le climat.

Farhana Yamin, qui a aussi participé aux négociations, est plus nuancée: «Le processus est extraordinairement complexe, plus encore qu’à l’OMC, dit-elle au Temps. Il est normal qu’à certains moments, un nombre plus restreint d’acteurs fassent avancer les choses. Mais au final, il n’y a pas d’alternative à celle d’un cadre tel que fixé par l’ONU pour concrétiser les engagements de tous.»

A ce jour, une trentaine d’Etats sur 192 ont indiqué qu’ils signeraient le mini-accord non contraignant issu de Copenhague.



© 2009 Le Temps SA

Publié dans Ecologie-Environnement

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