Jacques Delors : "On ne fait pas l'Europe que pour nous-mêmes "

Publié le par desirsdavenirparis5

Président de la Commission européenne lorsque le mur s'ouvre, Jacques Delors, 84 ans, a présidé de 2000 à 2008 le Conseil pour l'emploi, les revenus et la cohésion sociale. Il est président fondateur du "think tank" Notre Europe.

- 9 novembre 1989 : le mur de Berlin commence à tomber. Où étiez-vous alors ? De quelles images vous souvenez-vous et qu'avez-vous ressenti ?
Jacques Delors :
J'ai passé ma journée au bureau à Bruxelles. Comme c'était la présidence française, j'ai reçu à déjeuner le premier ministre Michel Rocard. Dans la journée, j'ai également rencontré le coordinateur de l'aide européenne à la Pologne, l'un des deux pays à être sortis à l'époque du "carcan communiste" avec la Hongrie. En rentrant chez moi, dès que j'ai appris que l'on commençait à taper sur le mur j'ai allumé télé et radios, contactant mes collègues, pour essayer de comprendre l'ampleur du mouvement et jusqu'où il allait aller.

- En tirez-vous des conclusions immédiates pour la construction européenne ?
JD :
Dans les mois qui ont précédé, j'ai été extrêmement attentif aux événements qui secouaient la Hongrie et la Tchécoslovaquie. En Pologne, M. Jaruzelski avait été élu président mais c'était un premier ministre de Solidarnosc, M. Mazowiecki qui avait été désigné. Evénement clé de cette période, fin avril-début mai, les Allemands de l'Est passaient en Hongrie pour se rendre en Autriche : cela montrait que la marmite bouillait. M. Gorbatchev avait réalisé un geste décisif, demandant aux Hongrois d'ouvrir la frontière.
Il y avait aussi beaucoup d'agitation dans l'Allemagne de l'Est proprement dite. Je me suis rendu le 5 octobre en Allemagne pour rencontrer le chancelier Kohl et prononcer un discours qui indiquait déjà que "la communauté européenne offrait le cadre le plus réaliste" à la perspective de la réunification. C'était avant la chute du mur. Le 11 novembre s'est tenu un séminaire de la commission. Dans une interview à la ZDF, j'ai répondu à propos de ce qui se passait : "je n'ai aucune peur".

Les Allemands de l'Est étaient libres de choisir mais ils ont leur place en Europe, ce qui était assez audacieux à l'époque. Cela n'a pas plu partout. La commission était tout à fait branchée sur les événements avec cet effort de compréhension de la situation et qui nous a amenés à un conseil européen extraordinaire le 18 novembre à l'Elysée.
Ce jour là, je revenais à Paris avec Rolland Dumas, président en exercice, de trois jours passés en Pologne et en Hongrie. En janvier 90, j'ai proposé un conseil européen extraordinaire sous présidence irlandaise pour prendre position vis à vis de la réunification allemande. Les 12 ont tous soutenu ce qu'il se passait en Allemagne. A partir de là, la commission européenne trop souvent brocardée a mis au point en juillet août - en un mois et demi- le programme d'aide aux nouveaux Länder, dans le cadre des traités existants. On a été sur le pont constamment, avant, pendant et après, même si nous n'étions pas le grand horloger, les grands horlogers étant les chefs d'état et de gouvernement.

- Rapidement, il faut organiser l'entrée de ces nouvelles nations dans l'Europe. A l'ouest, tous les chefs d'état sont-ils enthousiastes à cette perspective ?
JD :
Mme Thatcher était inquiète sinon réticente. Dans les archives que les Britanniques ont ouvert avant l'heure, on dit beaucoup de mal de François Mitterrand. C'est excessif. Le président français a tenté de comprendre la situation.
L'important pour lui c'était que la frontière Oder-Neisse soit maintenue, sachant que les résultats des accords de 1945 ont été confirmé par les réunions en 1989-1990 des 2+4 - les deux Allemagnes plus les quatre occupants - ils s'étaient mis d'accord sur ce point. Il est compréhensible que même si nous étions plus de 50 ans après la fin de la guerre, il y ait des questions avec une pointe d'inquiétude.

En plus certains se demandaient si l'Allemagne une fois réunifiée ne s'éloignerait pas du projet européen. C'était ça au fond la grande question que se posait François Mitterrand. Il en est sorti une volonté renforcée de faire la monnaie unique qui a occulté et relégué au second plan les divergences d'opinion y compris à propos de la tragédie yougoslave dans les années 90. Il y a eu une grande solidarité entre nos deux pays durant cette période. C'est important de le dire pour souligner comment l'Europe avance, comment elle surmonte ses difficultés.

- Vous assistez alors aux balbutiements de la démocratie dans toute une moitié du continent. Leurs attentes vis à vis de l'Europe étaient elles différentes de celles exprimées de ce côté-ci du rideau de fer ?
JD :
Elles étaient assez différentes. Ces pays sont sortis assez brutalement de la nuit totalitaire. Par conséquent, leur réflexe essentiel, c'est la liberté avec un grand L. A partir de là, il faut se demander comment va s'effectuer la transition avec des partis nouveaux qui se créent et des personnalités de l'ancien PC qui évoluent et qui, pour certains, accéderont au pouvoir dans ces pays.
A ce moment là, ce qu'il m'a le plus soucié, c'est que ces pays avaient beaucoup d'attrait pour les USA et... pour le système économique libéral et l'alliance atlantique. Or, la paix n'était pas assurée : j'essayais de faire en sorte que notre sex appeal soit de la même valeur que celui des USA, alors que l'aspiration à la liberté chez ces peuples se traduisait par une volonté de faire le big bang du côté de la " miraculeuse " économie de marché.
En notre faveur, nous avions ces programmes d'aide à la Pologne et la Hongrie, cette politique de cohésion sociale pour les Lander de l'Est. J'avais l'habitude de les visiter tous les 6 mois. Au début, leur principal souci n'était pas où va la construction européenne, mais comment gérer la transition à partir d'un système très centralisé et peu productif. Ils étaient aussi tournés vers l'Est, autant que vers l'Ouest. On s'interrogeait sur l'évolution de l'union soviétique qui existait toujours.
J'avais proposé au chancelier Kohl de faire plus grand au delà des programmes de cohésion économique et sociale. Il m'a dit "Non : certains de nos partenaires sont déjà réticents". On a donc fait à l'intérieur de nos enveloppes. Mais les Allemands ont consacré pendant des années 4 à 5% de leur PIB à l'Allemagne de l'Est.
Cela a eu des conséquences économiques lourdes tant pour l'Allemagne que pour l'Europe, notamment la crise économico-monétaire de 1993, avec de grandes menaces sur certaines monnaies européennes, dont le franc français. Le système monétaire européen a été sauvé en juillet 93. Sinon que serait devenu le projet de l'Euro ? Car c'était l'apprentissage de la coopération monétaire.

- L'idée européenne est-elle toujours la même après 1989 ?
JD :
Elle ne change pas. En 1989 se produit un autre événement dont on fête le 20e anniversaire ce mois-ci. L'adoption de ma charte européenne des droits sociaux. Un texte dont on s'est servi pour harmoniser les minima de droits dans l'union.
C'était une proposition faite par le comité social et économique européen, une assemblée qui comprenait représentants des entreprises, syndicats et associations, ce qui lui donnait de la force. Ce texte a donné lieu à des petits pas ensuite, pas seulement les cailloux du petit poucet.

- En Allemagne, la réunification est achevée depuis longtemps. Combien faudra-t-il encore d'années pour qu'elle soit intégrée dans tous les esprits ?
JD :
Il demeure des problèmes d'ordre culturel entre Ossies et Wessies. Les premiers ont vécu privés de libertés, dans un système qui présentait certaines contreparties. On les a plongés brutalement dans l'univers de la concurrence impitoyable. Ils ont du mal à rattraper le niveau de vie des meilleurs Länder de l'ouest. Compte tenu de ce qui s'est passé dans l'histoire depuis 45, il faut laisser du temps au temps, comme disait François Mitterrand. Tout cela n'est ni surprenant ni négatif.

- L'Europe politique, sociale, économique, a-t-elle avancé plus vite au cours des 20 dernières années qu'entre sa création et 1989 ?
JD :
Elle a connu trois bonds : après le traité de Rome en 1957, puis lorsque la France gaullienne a accepté ce traité en 1960 puis en 1985, on a fait un saut qualitatif : le grand espace économique, la cohésion économique et sociale, la monnaie unique. Depuis 1993-95, la gouvernance de l'Europe est devenue beaucoup plus difficile parce que l'on s'est élargi de 12 à 15, puis de 15 à 25 puis à 27.
Les réflexions entendues dans les pays de l'Est de la part de certains dirigeants de l'ouest lors de la guerre en Irak n'ont pas arrangé les choses pour être tout à fait pudique. En 2030, les historiens diront que la communauté a du faire face à deux grands défis. 1985-86 : l'adhésion de pays revenant à la démocratie (Grèce, Espagne et Portugal) et le grand élargissement de 2004.
L'Europe a fait face à ses défis. On ne fait pas l'Europe que pour nous-mêmes. On fait l'Europe parce qu'on a une certaine conception de son rôle dans le monde, de la liberté, de la paix. L'UE n'a pas failli à sa tâche devant l'histoire. Ce qui nous a gâché le métier, ce sont des négociations difficiles et des gens plus ou moins ronchons (notamment en France). On ne fait rien quand on ronchonne. Il faut être plus enthousiaste. A qui je fais référence ? Ceux qui ont de la mémoire se rappelleront.

- Cette ouverture à l'est ne se fait-elle pas au détriment des pays du pourtour méditerranéen ?
JD :
L'Europe doit regarder à la fois vers l'est et vers le sud. C'est difficile face à des pays loin d'être unis entre eux, sans parler du conflit israélo palestinien. L'important, c'est d'éviter les effets d'annonce qui ne seraient pas suivis de résultats concrets. Mieux vaut donner un signal à ces pays et voir comment nous pouvons les aider à prendre le train de la révolution technologique, à avoir une agriculture d'auto-suffisance, à commercer davantage entre eux.
Il faut aussi mieux se comprendre et sortir de la mémoire qui tue, avec ses rancunes et ses méfiances. L'Europe peut y aider à condition d'être modeste. D'un point de vue éthique, presque spirituel, nous devons garder un traitement égal, avec moyens différents, entre le sud et l'est.

- Selon vous, que faudrait-il faire pour que l'ensemble des citoyens s'approprient davantage la construction européenne ? C'est à qui de mener ce travail ?
JD :
Premièrement, un processus clair et transparent, selon la méthode communautaire, ce qui veut dire, être inventeur de simplicité. La vraie simplicité est richesse, la fausse, c'est se moquer du monde. Secondement, que les gouvernements nationaux expliquent ce qu'ils font en Europe, qu'ils ne prennent pas Bruxelles pour une sorte de fantôme pour film d'épouvante, qu'ils soient nets : "c'est nous qui décidons et prenons en charge nos décisions, nous nous expliquons via nos parlements nationaux." Si ces deux conditions sont remplies, on redonnera de l'intérêt et on arrivera peut être à créer un jour un espace public européen, mais nous n'en sommes pas encore là.

- Un message d'espoir ?
JD :
Si l'Europe de l'idéal a reculé, l'Europe de la nécessité est là au coin de la rue. , car il faut tenir compte de ce qui se passe dans le monde, de la montée en puissance du Brésil, de la Russie, de l'Inde et de la Chine. C'est ainsi que l'Europe qui représentait 15% de la population mondiale au début du XXe siècle et en représente aujourd'hui6%, ne comptera plus que pour 3% en 2030.
D'ici là, l'Europe va perdre 20 millions de personnes actives et aura 40 millions de personnes de plus de 65 ans en plus. L'europe a le choix entre le déclin et la survie. Est-ce que nos gouvernements le comprendront ? Mon credo : l'Union fait la force.

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