Sarkozy annonce un grand emprunt: attention, danger !
Une étrange formule, car si l'emprunt est lancé auprès des marchés financiers, ce n'est franchement pas une nouvelle. Pour financer sa dette, l'Etat intervient chaque jour, sans que le chef de l'Etat n'ait à s'en mêler, sur les marchés financiers pour y trouver les conditions les plus avantageuses. En revanche, si l'emprunt est lancé auprès des épargnants, c'est un projet gravissime qui verrait le jour: gravissime sur le plan politique, car il tendrait à prolonger sous d'autres formes cette «égo-présidence ». Gravissime tout autant au plan économique, car un emprunt national, s'il est ouvert à tous les épargnants, n'a, au plan financier, aucun avantage. Pis! Il peut s'avérer ruineux pour les finances publiques. Ce qui se comprend aisément: pour cajoler les épargnants, qui sont aussi des électeurs, il faut souvent leur offrir des conditions financières autrement plus attractives (sinon démagogiques) que celles en vigueur sur les marchés.
Pour s'en convaincre, il suffit d'examiner, là encore, les expériences passées. Dans l'histoire économique française contemporaine, au moins depuis la Libération, tous les grands emprunts nationaux se sont en effet mal passés. C'est ainsi un paradoxe que Raymond Barre aimait souvent, de son vivant, à relever: Antoine Pinay est passé à la postérité avec une image de sagesse financière exemplaire. Or, cette réputation était totalement usurpée: avec son emprunt, l'homme au chapeau rond de Saint-Chamond contribua à vider dans les années 50 les caisses de l'Etat.
Lancé en 1973, le célèbre emprunt Giscard, indexé sur l'or, avait été tout aussi ruineux pour les finances publiques: il avait permis à l'Etat de trouver facilement 7,5 milliards de francs, mais il avait fallu, quinze ans plus tard, rembourser, capital et intérêts compris, plus de 90 milliards de francs aux heureux souscripteurs.
Si l'on prend un précédent plus récent, l'emprunt lancé à l'été 1993 par le premier ministre de l'époque, Edouard Balladur, épaulé par son ministre du budget... Nicolas Sarkozy, l'enseignement est presque le même. Accédant à Matignon, Edouard Balladur avait justifié cet appel à l'épargne des particuliers par des raisons qu'à l'époque nul n'avait critiquées. Alors que la France était (déjà!) en récession, il s'agissait, selon lui, de mobiliser très vite des fonds pour prendre des mesures d'urgence et relancer l'économie. Les privatisations annoncées ne pouvant intervenir sur-le-champ et les sommes provenant de la vente des actifs publics n'étant donc pas immédiatement disponibles, l'emprunt avait été présenté comme une sorte de «crédit-relais» permettant au nouveau gouvernement de ne pas perdre de temps. Il était en effet prévu que les souscripteurs de l'emprunt puissent ultérieurement échanger leurs créances contre des titres des «privatisées».
L'inquiétant précédent de l'emprunt Balladur
A l'époque, cet emprunt, placé pour quatre ans à un taux de 6%, avait donc été salué comme une idée originale, offrant au gouvernement des marges de manœuvre inespérées. De surcroît, le gouvernement Balladur-Sarkozy avait assuré que son projet ne contribuerait pas à creuser les déficits ou la dette. Plus d'un million de Français avaient donc répondu à l'invitation, et l'emprunt avait permis de collecter quelque 110 milliards de francs, au lieu des 40 milliards escomptés. Un véritable plébiscite financier, donc...
Aucun des engagements pris à l'époque n'a, toutefois, été tenu. D'abord, seulement 10 milliards de francs ont été convertis en titres de «privatisées». Ensuite, le lancement de l'emprunt a contribué indirectement à majorer à la fois les déficits et la dette. Dans le cas des déficits, la raison en est simple: une partie des recettes de l'emprunt a permis de financer par anticipation des dépenses courantes du budget, couvertes ultérieurement par les recettes de privatisation. Or le traité de Maastricht est très explicite sur cette pratique budgétaire peu orthodoxe, dont le ministre du budget, Nicolas Sarkozy, était coutumier: le financement de dépenses ordinaires de l'Etat par la vente d'actifs publics augmente d'autant les déficits publics.
Dès cette époque, l'Etat, n'avait, qui plus est, aucun besoin de faire appel aux petits épargnants. Le directeur du Trésor, Jean-Claude Trichet (aujourd'hui président de la Banque centrale européenne), était, d'ailleurs, très opposé à cette idée. Au cours des années 1980, la France a, en effet, réalisé de grands progrès dans sa politique de modernisation financière et il existait, dès cette époque, des systèmes d'appel aux marchés très sophistiqués, et à faible coût, qui ne justifiaient plus qu'on fasse appel à la «veuve de Carpentras». Dans ce nouveau contexte, les emprunts du type Pinay, Giscard ou Barre relevaient déjà de la préhistoire financière.
Or, Edouard Balladur n'avait pas voulu entendre ces conseils et, pour allécher les petits épargnants, il avait accepté d'en payer le prix fort. D'abord, le lancement de l'emprunt avait justifié une campagne publicitaire d'environ 25 millions de francs. Puis, l'emprunt avait donné lieu au versement de commissions aux banques qui participaient à sa diffusion. De sources bancaires, on évaluait ces commissions à près de 800 millions de francs. Or, ces sommes ont été dépensées en pure perte. Les emprunts que l'Etat lance sur les marchés ne donnent lieu à aucune commission.
Enfin, Edouard Balladur avait autorisé que les emprunts soient «logés» dans les plans d'épargne-action (PEA). Ce qui avait contribué à «polluer» les PEA, qui étaient initialement conçus pour accueillir des placements à risque (c'est-à-dire des placements en actions) et qui ont dû s'ouvrir à un placement sans risque, mais bénéficiant des mêmes avantages fiscaux.
La barque des déficits publics est devenue folle
Quand l'emprunt arriva à échéance, quatre ans plus tard, les experts estimaient que cet emprunt avait généré une perte sèche pour l'Etat comprise entre 3,3 et 4,3 milliards de francs, pour un emprunt qui, sans la moindre justification économique, avait contribué à creuser les déficits et la dette. Une perte sèche qui n'avait donc aucune justification économique et qui n'avait été conçue par Edouard Balladur (et son bras droit Nicolas Sarkozy) que pour assurer sa promotion politique en vue de l'élection présidentielle à laquelle il voulait se présenter, face à son «ami de trente ans», Jacques Chirac.
Le 16 juillet 1997, l'Etat avait donc remboursé au prix fort les quelque 90 milliards de francs qui couraient encore de cet emprunt. Cela se passa le plus normalement et le plus discrètement du monde: par appel aux marchés. Preuve qu'une gestion efficace de la dette publique ne nécessite pas de grands roulements de tambour...
Aussi calamiteuse soit-elle, l'expérience est donc restée dans les mémoires. Et visiblement dans celle de Nicolas Sarkozy, qui a donc décidé de la rééditer. Mais cette fois pour son propre profit politique.
Si ce sont les épargnants qui seront invités à y souscrire, le nouvel emprunt s'annonce encore plus dangereux que le précédent de 1993. Car il ne se présente pas comme un crédit relais, avant de futures recettes. Non!... Cette fois, il témoigne de l'incapacité du gouvernement et de l'Elysée à contenir l'explosion des finances publiques du fait de la récession.
On sent bien en effet que la barque des finances publiques est devenue folle. Il ne se passe pas une semaine sans que les prévisions de déficits du gouvernement ne se creusent encore davantage. A preuve, le 16 juin dernier, le ministre du budget, Eric Woerth, a créé la sensation en annonçant sur LCI (voici l'article de La Tribune qui en rend compte) que les déficits publics français (déficits de l'Etat, des administrations de protection sociale et des collectivités locales) dépasseraient «probablement» 6% du produit intérieur brut (PIB) en 2009, au-delà des -5,6% annoncés le 4 mars précédent, chiffre qui était déjà lui-même en aggravation par rapport aux évaluations initiales. Et cette prévision de plus de 6% de déficits publics pour 2009 prenait en compte des déficits de la sécurité sociale atteignant 20,1 milliards d'euros, selon une estimation en date du 15 juin de la Commission des comptes de la Sécu.
L'aveu d'Eric Woerth
Or, voilà que l'on apprend que ces chiffres, qui ne sont pas même vieux d'une semaine, sont tous faux. C'est le ministre du budget, Eric Woerth, qui l'a lui-même annoncé dimanche soir au cours de l'émission «Le grand Jury RTL, Le Figaro, LCI». Il a en effet révélé que ces déficits publics atteindraient entre -7 et -7,5% du PIB en 2009 et «probablement» le même niveau en 2010, soit environ 140 milliards d'euros, tandis que le déficit de la Sécurité sociale devrait avoisiner «environ 20 milliards d'euros» en 2009 et «30 milliards» en 2010.
En clair, la France est en situation financière gravissime. Et ce sont toutes les règles financières européennes édictées au travers du traité de Maastrict, puis du Pacte de stabilité, qui sont en passe d'exploser.
Et que fait la France? Nul besoin d'être expert en économie pour comprendre qu'elle devrait débattre de toute urgence de la meilleure politique économique à mettre en œuvre pour contenir ces déficits tout en soutenant l'activité, pour sortir le pays de la récession. Vaste et impérieux débat: faut-il ou non recourir à l'impôt? Et qui devra le payer, s'il ne faut pas peser sur le pouvoir d'achat des ménages? Pourra-t-on sauver une Sécurité sociale sans envisager aussi un prélèvement complémentaire, sauf à faire le jeu des systèmes d'assurances privés?
En outre, il est probable que le taux de rémunération du Livret A tombe à 1% le 1er août prochain. Alors le gouvernement peut-il prendre le risque de lancer un emprunt rémunéré aux environs de 4,5%, comme le fait actuellement EDF, voire plus, au risque de mettre encore un peu plus à mal ce Livret A, dont la collecte sert à financer le logement social?
Vastes débats que, dans sa grande imprévoyance, Nicolas Sarkozy veut à toute force éluder. Dans le seul but, avec ce dangereux emprunt, de ne soigner que sa propre popularité et de s'en servir comme un plébiscite.
C'est un enseignement constant de l'histoire : dans la panoplie des dispositions dont raffolent les régimes bonapartistes, le référendum occupe toujours une place de choix. En d'autres temps, Napoléon III en avait joué : dédaignant les contre-pouvoirs, ceux du Parlement tout autant que ceux de la presse, et voulant instaurer un face-à-face direct avec le peuple, il avait eu recours à cette pratique du plébiscite, très peu respectueuse des prérogatives des élus de la nation. C'est cette tradition que Nicolas Sarkozy a, en quelque sorte, choisi de prolonger, en annonçant dans un fastueux happening indigne d'une grande démocratie, qu'il allait organiser lui aussi un plébiscite. Enfin presque. Napoléon le Petit organisait des plébiscites politiques. Sarkozy le Petit, lui, va lancer un plébiscite financier.