Sarkozy et la Princesse de Clèves (1): quand la galanterie régnait en France

Publié le par desirsdavenirparis5

Ce texte fait suite à une conférence prononcée le 14 avril à l’université de Duke, en Caroline du Nord, où l’auteur, journaliste à Libération, était invité.

Dans une passion, il arrive qu’on méprise ce qu’on aime. L’objet qui attire devient celui qu’on dénigre, comme s’il révélait à quel point on ne se supporte plus. On se met à le dénoncer en toute occasion, on le prêche négativement à temps et à contretemps, comme un jésuite fou, généralement devant des gens qui n’ont rien demandé et que cette folie n’intéresse pas (sinon comme indiscrétion et comme symptôme d’une pathologie amoureuse qui les rassure dans la mesure où ils ne l’éprouvent pas, et qui leur inspire plus de soulagement que de compassion).

Nicolas Sarkozy semble éprouver une passion de cet ordre pour Mademoiselle de Chartres, devenue Princesse de Clèves, devenue veuve du Prince de Clèves, jamais devenue femme du Duc de Nemours. En lui déclarant plusieurs fois son mépris, il lui a déclaré sa flamme. Plus il l’aime, plus il semble la détester. Plus il la déteste, plus il semble l’aimer. Et il veut qu’on le sache. De même qu’il veut qu’on sache qu’il aime Carla Bruni et qu’il en est aimé (au fait, est-ce encore le cas? La suite, dans la presse, au prochain épisode; chacun attend déjà la rupture et, pourquoi pas, la réconciliation; la presse française devrait remercier Nicolas Sarkozy pour les lecteurs qu’il lui donne, à moins qu’elle ne doive s’en vouloir de lui céder les lecteurs qui lui restent).

Au passage, vouloir connaître Carla Bruni est une première raison de lire La Princesse de Clèves. La jeune reine de France Catherine de Médicis, une Italienne, n’est pas sans lui ressembler. Le roman la présente dès la seconde page: «Cette princesse était belle, quoiqu’elle eût passé la première jeunesse; elle aimait la grandeur, la magnificence et les plaisirs.» Et plus loin: «L’humeur ambitieuse de la reine lui faisait une grande douceur à régner», «elle avait une si profonde dissimulation qu’il était difficile de juger de ses sentiments». Un vieux livre sert à quelque chose, s’il nous rappelle que le sourire et la voix douce de Carla Bruni sont probablement parmi les choses les plus saisissantes, les plus glaçantes et les plus fausses qu’on puisse voir.

Avant d’évoquer le président amoureux, il est utile de rappeler l’histoire de celle qui l’exaspère, puisque aussi bien ceux-là même qui portent le pin’s «Je lis la Princesse de Clèves», ne l’ont sans doute jamais lu. La jeune princesse de Chartres apparaît et fait sensation à la cour du roi Henri II. On est au début des guerres de Religion. Bientôt, à l’occasion d’un tournoi, le roi va mourir d’un coup de lance dans l’œil. On veut dissuader le souverain de se battre une dernière fois, mais il n’écoute personne. Il suit son destin en aveugle: l’une des nombreuses scènes signalant le sens moral de l’œuvre, et tout simplement l’un des grands moments du roman. L’auteur, Mme de La Fayette, a déporté l’histoire un siècle avant l’époque où elle écrit (1672). On sait qu’elle a lu les meilleurs ouvrages sur (et de) cette période, qu’elle est sérieuse et précise, que son roman a des vertus historiques. Certains des personnages qu’elle imagine ont existé, d’autres non. Elle a lu les portraits que Brantôme a fait de Catherine de Médicis et du véritable Duc de Nemours, un séducteur agressif. Le Prince de Clèves, lui, est une invention: si l’amant a un modèle dans l’Histoire, le mari n’en a pas (directement).


Comme tant de grands textes, La Princesse de Clèves a plus de possibilités que ses lecteurs n’ont d’imagination. Il est vaste, gigogne, ambigu: le roman historique est aussi un portrait de la cour de Louis XIV; l’analyse psychologique tout à fait nouvelle d’une femme qui n’a jamais existé est aussi une manière, pour celle qui l’invente, de dévoiler ses propres réflexions sur l’amour -dans des proportions naturellement inconnues. Un écrivain n’écrit pas pour que ses lecteurs sachent ce qu’il vit, ni exactement ce qu’il pense. Il est successivement tous ses personnages et toutes ses situations. On écrit pour revivre ce qu’on a vécu, et pour y échapper.

Mademoiselle de Chartres est mariée au Prince de Clèves, que beaucoup de lecteurs croient vieux parce qu’il n’est pas aimé, mais qui est jeune: il faut s’en souvenir pour comprendre ses réactions. Elle accepte ce mariage arrangé par sa mère. La tenue et le respect compensent l’absence d’un sentiment qui lui manque d’autant moins qu’elle ne l’a jamais éprouvé: la passion amoureuse. Elle s’engage dans ce que Montaigne trouvait le plus souhaitable: «Un bon mariage, s’il en existe, écrit-il, refuse la compagnie et les manières de l’amour. Il tâche d’imiter celles de l’amitié. C’est une douce communauté de vie, pleine de continuité, de confiance et d’un nombre infini d’utiles et solides services et d’obligations mutuelles. Aucune femme qui en savoure le goût ne voudrait tenir lieu de maîtresse et d’amie à son mari. Si elle est logée dans son affection en qualité d’épouse, elle y est logée bien plus honorablement et plus sûrement.» Le nombre actuel d’unions en déroute, et qui furent indexées sur l’amour, signale que l’auteur des Essais n’avait peut-être pas tort de réduire la voilure sentimentale, d’être maritalement modeste. Malheureusement, le Prince de Clèves ne l’est pas: il voudrait être l’amant de sa femme. Et, avant même qu’elle tombe amoureuse d’un autre, il souffre de n’en être pas aimé.

C’est alors qu’arrive le coup de foudre: comme la plupart des femmes, la Princesse de Clèves tombe amoureuse du Duc de Nemours. Dans quel contexte? La première phrase du roman, célèbre, le résume: «La magnificence et la galanterie n’ont jamais paru en France avec tant d’éclat que dans les dernières années du règne de Henri second. » On pourrait aujourd’hui la retourner: «La magnificence et la galanterie n’ont jamais paru en France avec tant d’éclat que dans les premières années du règne de Nicolas Sarkozy.» Comme celle du Président, la cour d’Henri II est pleine de m’as-tu-vu, de richesse étalée, de femmes de pouvoirs réduites à leur statut d’ornement plus ou moins sexuel, d’ambitieux capricieux et sans limites. Mais, contrairement à aujourd’hui, «le goût que le roi François (autrement dit François Ier) avait eu pour la poésie et pour les lettres régnait encore en France.» Tout le monde, ici, semble admirablement spirituel et bien fait. On dirait un concours de grandeur, d’énergie et de beauté, mais dont le but est d’évaluer les bêtes à la pesée juste avant le massacre: celui des guerres de religion. Le goût pour la poésie et les lettres n’a jamais adouci les mœurs; son absence, non plus.

Le Duc de Nemours est le phénix de cet aristocratique mannequinat: «Ce prince était le chef d’œuvre de la nature; ce qu’il avait de moins admirable, c’était d’être l’homme du monde le mieux fait et le plus beau. Ce qui le mettait au-dessus des autres était une valeur incomparable, et un agrément dans son esprit, dans son visage et dans ses actions, qu’on n’a jamais vu qu’à lui seul; il avait un enjouement qui plaisait également aux hommes et aux femmes, une adresse extraordinaire dans tous ses exercices, une manière de s’habiller qui était toujours suivie de tout le monde, sans pouvoir être imitée, et enfin un air dans toute sa personne qui faisait qu’on ne pouvait regarder que lui dans tous les lieux où il paraissait.» En résumé, et on me passera ce nouvel anachronisme, une splendide tête à claques, comme rêvent de l’être à peu près tous ceux et celles dont la civilisation des médias flatte la croupe. Sa haute naissance lui impose toutefois de la discrétion et de la délicatesse.

La Princesse de Clèves devient silencieusement folle de ce demi-dieu, mais, cette fois, l’amour est réciproque: Nemours aime aussitôt la Princesse et, tout en sachant qu’elle doit par honneur se refuser, la veut. La mère de celle-ci, avant de mourir, rappelle à sa fille qu’elle doit être fidèle à son mari, que son honneur est la seule qualité qui puisse la protéger des violences et des désirs des hommes, personnages dont on ne peut attendre rien de bon: c’est la morale des grandes précieuses, comme on le verra. Elles bâtissent leur liberté contre la sensualité, contre les passions, contre les hommes. Sa fille résiste donc à Nemours et demande à son mari de l’éloigner. Et elle finit par lui avouer que, si elle ne le trompera jamais, elle en aime un autre (mais elle ne lui dit pas qui). Toute vérité n’est pas bonne à dire: le Prince s’efforce de la croire, mais éprouve une jalousie qui, après quelques péripéties, finira par le tuer.

La scène de l’aveu est fondamentale. Elle fut très critiquée à l’époque. On la trouvait invraisemblable. Bussy-Rabutin écrit à Mme de Sévigné, qui semble d’accord: «L’aveu de Mme de Clèves à son mari est extravagant, et ne se peut dire que dans une histoire véritable; mais quand on en fait une à plaisir, il est ridicule de donner à son héroïne un sentiment si extraordinaire. L’auteur, en le faisant, a plus songé à ne pas ressembler aux autres romans qu’à suivre le bon sens. Une femme dit rarement à son mari qu’on est amoureux d’elle, mais jamais qu’elle ait de l’amour pour un autre que pour lui, et d’autant moins qu’en se jetant à ses genoux, comme fait la princesse, elle peut faire croire à son mari qu’elle l’a offensé jusqu’au bout.»

On retrouve, ici, des critiques qui seront souvent faites (et qui le sont encore) au roman en général. Qu’objecte Bussy? Que si une femme peut dans la réalité faire ce genre d’aveu, dans un roman, ce n’est pas crédible parce que c’est trop extraordinaire. Comme l’écrivait Gérard Genette dans une analyse de 1967, reprise dans Figures II, «l’extravagance est un privilège du réel». Autrement dit: la réalité est trop forte pour l’imagination. Bussy, lui-même écrivain, ne peut mieux dire qu’il ne croit pas aux possibilités du roman réaliste. Pour lui, ce roman doit se contenter de raconter des situations ordinaires, celles qui sont assimilables par un lecteur sans imagination excessive.

L’imagination, il y a des vallons enchantés et des petits olympes pour ça. Bussy propose, en somme, une recette de best-seller. Mais, comme l’écrivain est aussi un lecteur, il est malgré tout emporté par la qualité du roman, et s’emporte contre l’attitude de la Princesse comme si elle était là, devant lui, bien réelle. Et il se contredit: après avoir écrit que, «dans une histoire véritable», un tel aveu était possible, il affirme le contraire, en ajoutant que «jamais» une femme ne le ferait à son mari. L’incohérence de Bussy est une magnifique preuve de la puissance du roman: il provoque, chez cet homme fin et retors, une forme de bêtise face à la nouveauté qu’il sent, mais ne parvient pas à assimiler. Si la Princesse de Clèves est révolutionnaire, c’est d'abord parce qu’il décrit pour la première fois toute l’intériorité d’une femme jusque dans ses «extravagances».

En fait, la Princesse lutte pour le peu de liberté dont elle peut disposer. Elle se jette aux pieds de son mari, et que lui dit-elle? «Je vais vous faire un aveu que l’on n’a jamais fait à son mari ; mais l’innocence de ma conduite et de mes sentiments m’en donne la force.» D’une certaine façon, elle fait comme fera plus tard Nicolas Sarkozy: elle justifie son action en proclamant sa sincérité. Le même procédé rhétorique lui servira, plus tard, face au Duc de Nemours. Mais ce procédé, chez Sarkozy et ses imitateurs, est cynique: la sincérité exhibée leur permet de justifier, non pas la vertu, mais une forme de bassesse et d’égoïsme ordinaires. «Certes, j’agis comme ça, mais, au moins, je suis sincère, je suis comme vous.»

Autrement dit: ceux qui prétendent agir autrement, et noblement, sont des hypocrites. Mais la sincérité n’est pas réservée aux cœurs médiocres. Elle ne s’exprime véritablement que dans ceux qui ne le sont pas. La Princesse, elle, est véritablement sincère: elle ne dit ce qu’elle pense que pour s’élever dans l’honneur et la vertu. Elle n’avoue à son mari qu’elle en aime «un autre» que pour mieux ne pas le tromper. Et, plus que tout, elle dit ce que très peu de femmes parviennent à dire aux hommes qui n’ont pas envie d’entendre: Ecoute-moi. Ecoute mes raisons, notre crise, écoute ce que j’éprouve et ce qui ne va pas, écoute les efforts que je fais pour sauver ce qui peut l’être. C’est naïf, mais c’est juste.

Le Prince de Clèves écoute. Mais, bien sûr, il ne peut accepter ce qu’il entend: il souffre, il devient fou, il veut en savoir plus. Et il veut d’abord savoir qui: «Je vous conjure de m’apprendre ce que j’ai envie de savoir.» La sincérité de Madame de Clèves se retourne contre elle, torturant celui qu’elle voudrait soulager –comme si de telles informations pouvaient soulager celui que leur teneur accable. La Princesse est une Cassandre sentimentale, un porteur de mauvaises nouvelles que son mari ne peut tuer. Cependant, pour l’époque, son acte de sincérité est bouleversant, et nouveau: le seul moyen, pour la jeune femme, d’affirmer sa liberté dans un monde qui lui en refuse quasiment tout exercice. Cet acte a un prix: la mort par jalousie de celui à qui elle s’adresse. La sincérité de Madame de Clèves s'exprime par une parole qui libère et qui tue. C’est une parole révolutionnaire.

Le champ paraît libre pour Nemours. Mais la Princesse se refuse à lui. Une phrase résume ce double obstacle: «Les raisons qu’elle avait de ne point épouser M. de Nemours lui paraissaient fortes du côté de son devoir et insurmontables du côté de son repos.» Les raisons «fortes» sont la fidélité et la culpabilité envers son mari mort, qu’elle a tué par son aveu et dont elle craint de voir revenir le spectre, comme dans une nouvelle d’Henry James: elle ne peut commettre «le crime d’épouser celui dont l’amour a tué son mari.» Mais ces raisons ne sont que «fortes», elles peuvent donc être surmontées.
La raison profonde, «insurmontable», qui la pousse à refuser Nemours, c’est la volonté d’être en repos, «ce triste repos qu’elle commençait à goûter.» Et elle le lui dit: «Par vanité ou par goût, toutes les femmes souhaitent vous attacher», et certaines, elle le sait, finiront par y parvenir -sans doute assez vite. Mariée à lui, la Princesse de Clèves s’abaissera en jalousie, en mortification. Elle se sentira amoindrie, humiliée, impuissante jusqu’au ridicule: «On fait des reproches à un amant ; mais en fait-on à un mari, quand on n’a qu’à lui reprocher de n’avoir plus d’amour?»

La Princesse renonce au risque de l’amour, car elle veut la paix. Elle l’aura, puisqu’elle meurt vite, après s’être retirée dans une maison religieuse. On connaît la sublime et très ironique fin: «Et sa vie, qui fut assez courte, laissa des exemples de vertu inimitables.» Il ne s’agit donc pas de les imiter. Mais il ne s’agit pas davantage de les repousser. La Princesse de Clèves est un roman révolutionnaire, et implacable. Il n’offre d’alternative qu’entre une passion dégradante et une paix un peu trop éternelle et divine. La vie est un scandale et une impasse dont il faut se retirer.

Sincérité, repos: tels sont les deux désirs, les deux actes, les deux mouvements et les deux armures de la Princesse. La sincérité qu’elle expose ne cherche jamais à séduire ceux qu’elle accable. Le repos qu’elle cherche est la négation du monde et de ses tentations. Elle dit: sans moi –et voilà le scandale pour les affamés du monde et de la vie. L’ayant entendue, Monsieur de Nemours dit: «Il n’y a point d’obstacle; vous seule vous opposez à mon bonheur». Cette déclaration pleine de spontanéité égoïste (c’est un jeune homme qui parle), Nicolas Sarkozy l’aurait probablement faite à la Princesse, comme il semble la faire en permanence au monde entier -à tout ce qui, déclinant convoitise et possession, s’oppose à son bonheur.

Plus généralement, la morale du roman est un antidote au poison du monde dans lequel nous vivons. Il propose l’abstention, la solitude, la sobriété, le refus. Il est beaucoup trop radical, puisqu’il tue le patient qu’il guérit. Mais, à petite dose, il permet de faire ce qu’une société de gourmands agités nous incite (ou nous force) à ne pas faire: s’arrêter, se distancier, se retirer, s’analyser durement. Nicolas Sarkozy n’a pas tort de détester la Princesse de Clèves: elle le renvoie, sèchement et en culottes courtes, à son activisme balzacien.

• par Philippe Lançon
07/05/2009

Publié dans Sarkozy & scandales

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